A l'école de la blogosphère égyptienne (2ème partie)

Source: image originale de Baheyya (Photoshop), texte arabe de Misr Digital

(Lisez la première partie de cet article ici)

Pour mieux comprendre cette blogosphère égyptienne très organisée, et comment ces blogueurs perçoivent leur rôle dans cette nouvelle phase turbulente de l’histoire de leur pays, le 15 mars 2007, j’ai parlé à trois jeunes blogueurs égyptiens et militants du Kifaya: Rami Siam,[Arabe] Arabesque [Arabe] et Amr Gharbeia.[Arabe]

Sami Ben Gharbia: Quel est le secret de la force et de la vitalité des blogs égyptiens comparés aux autres blogs arabes?

Rami Siam: Je crois que cette force des blogueurs égyptiens est due à leur attachement à la réalité, d’un côté, et à l’ attachement qu’ils ont les uns pour les autres, d’autre part. Leur ancrage dans la réalité leur a permis de mettre en lumière de nombreux faits que les autorités ont travaillé dur à dissimuler, faisant de fait d’eux des unités médiatiques marchant sur deux jambes, qui observent et suivent, avec des mots et des photos, les développements politiques, sociaux ,et culturels, sans compromissions. Ce n’est pas tout. Ils analysent aussi les situations et offrent des alternatives. Un rapide survol des blogs égyptiens prouve que les blogueurs ont élaboré une constitution alternative, un drapeau alternatif, et un hymne national alternatif. Ils ont aussi couvert des incidents graves, comme les heurts sectaires entre communautés , le harcèlement sexuel des femmes , les élections présidentielles et législatives, les heurts entre communautés religieuses [coptes et islamistes], les revendications des juges. Les blogueurs ont aussi traité en ligne de la vie littéraire et culturelle, que la corruption actuelle prive de toute diffusion par les canaux traditionnels. Ils se sont attaqué à tous ces problèmes avec un esprit critique constructif, dans l’espoir de contribuer à d’authentiques changements.Les blogueurs égyptiens ont réalisé l’importance de collaborer ensemble et c’est vraiment surprenant de voir un groupe de gens de milieux culturels, politiques, intellectuels et religieux différents être si proches les uns des autres. Ils ne se contentent pas de relations virtuelles en ligne , vous pouvez les voir se rencontrer dans la vie comme les abeilles d’une ruche et participer à des activités culturelles et artistiques. Cela leur a permis de nouer des relations solides entre eux. Vous constaterez qu’ils sont attirés par certains arts, certains styles de musique et mentalités, et certains disent même que les blogueurs égyptiens se ressemblent physiquement

Arabesque: Je crois que c’est parce que la blogosphère égyptienne exerce une influence sur la rue. C’est parce qu’ une partie influente des blogueurs égyptiens sont des activistes qui s’expriment sur leur militantisme, qu’ils encouragent donc d’autres personnes à se joindre à eux. De plus, l’épanouissement de la blogosphère s’est déroulé en même temps qu’une sorte de réveil de la scène politique égyptienne, et il a fourni un exutoire sans risques pour les jeunes opprimés et insatisfaits. C’est aussi à mettre sur le compte de la grande diversité des blogs égyptiens, que ce soit dans des catégories comme blogs littéraires, politiques, ou simplement blogs personnels. Et sur la diversité de leurs affiliations politiques.

Amr Gharbeia: Nous avons commencé à bloguer à un moment propice, mais c'est à mettre en relation avec le réseau que nous avons développé très tôt, soit à titre individuel, en dehors de la blogosphère visible, soit à travers un agrégateur libre et tolérant, quasi unique en son genre, géré par Manal et Alaa.

SBG: Pourquoi l’Egypte n’a-t-elle pas censuré les blogs critiques, comme d’autres pays arabes, comme la Tunisie par exemple?

Rami Siam: Le gouvernement égyptien a financé un grand projet pour diffuser la culture technologique, pour faire croire aux citoyens qu’ils entraient dans le troisième millénaire bien armés. Toujours dans cette stratégie perverse, ils ont nommé comme Premier Ministre le Dr Ahmed Nadheef, qui est responsable des télécommunications et le parrain du plan de techno-globalisation. Cela a conduit à des grands projets tels que « un ordinateur pour chaque citoyen », le projet de e-gouvernement, et l’Internet libre. Cependant, le régime est maintenant dans une situation incroyable car ses chantiers n’ont pas abouti et le vent s’est retourné contre eux. Les autorités sont stupéfaites de ne pas avoir réussi leur mission, qui était de laver le cerveau et la conscience d’une génération. Je crois personnellement que le gouvernement n’est pas en mesure de vivre avec les conséquences de la censure de ces blogs, car la situation est maintenant incontrôlable

Arabesque: Eh bien, je pense que le gouvernement égyptien a vraiment besoin d’être acclamé comme leader régional en matière de technologie. Ça fait bonne impression, et ça l’aide à flirter avec l’Occident comme pays qui encourage la démocratie. D’un autre côté, les blogs ne menacent pas vraiment le régime, car les gens qui les utilisent ont les moyens financiers d’utiliser Internet et ils ne sont pas assez nombreux pour représenter une menace. Sans oublier qu’un tel espace d’expression fournit à la jeunesse un moyen d’évacuer sa colère d’une manière ‘inoffensive” et qu’elle donne au régime des indices sur l’humeur de la jeunesse égyptienne, de temps à autres.

Amr Gharbeia:
C’est ce à quoi nous assistons en ce moment. Il y a ce procès, dirigé par un juge très haut placé, pour bloquer 21 sites, dont un certain nombre de blogs, pour avoir nui à l’image de l’Egypte et insulté le président. Le mien fait partie de la liste.

SBG: Pensez-vous que les autorités égyptiennes commenceront à censurer ou bloquer l’Internet, comme remède aux problèmes causés par la vitalité des blogs égyptiens ?

Rami Siam: Les autorités égyptiennes sont en train actuellement de s’entraîner à la censure, cela ne fait aucune doute, mais comme je viens de le dire, ils n’envenimeront pas la situation en bloquant des blogs, à moins que nous ne provoquions des confrontations frontales. Je crois que le régime va arrêter des gens et les accuser de délits, plutôt que de bloquer leurs sites.

Arabesque: Rien n’est impossible. Il peut recourir à ce jeu avec les blogueurs pour les intimider et les épuiser.

Amr Gharbeia: Oui, comme il a bloqué d’autres sites de partis d’oppositions, islamistes et laïcs. Comme le site du journal Alshaab [Arabe], le site du Parti Travailliste ( Labor Party [En]), et le site des Frères Musulmans [Arabe].

SBG: Quel est l’impact des blogueurs égyptiens sur la société? Ont-ils des activités sociales en correspondance avec leurs activisme en ligne ?

Rami Siam: Ce n’était pas l’objectif des blogs, d’avoir un impact sur la société, jusqu’ici. Mais ils ont un impact dans certains domaines et ici, j’aimerais attirer l’attention sur la situation particulière de l’Egypte, dont les Egyptiens sont conscients. Le niveau d’illettrisme est très élevé, et le niveau technologique est très bas. D’autre part, les Egyptiens sont les gens les plus attachés aux traditions sur la terre, et sont terrorisés par les nouveautés, dans la vie ou dans la technologie. Beaucoup de gens considèrent le cyberespace avec de l’inquiétude, de la peur. Les autorités le savent et comptent dessus, mais dans leur grande stupidité, ils ont donné aux blogueurs une opportunité en or, quand ils croyaient au contraire qu’ils pourraient nous contrôler quand ils nous mettraient dans une situation où nous aurions à nous défendre. Ils ont commencé par nous accuser à travers les médias, qui sont sous leur contrôle, profitant de l’ignorance technologique générale en Egypte. Ils n’ont pas compris que de cette façon, ils attiraient l’attention sur les blogs et leurs contenus, et qu’ils donnaient de la crédibilité aux blogueurs aux yeux de la population. Cette manoeuvre a favorisé l’émergence d’un soutien large au blogueurs, qui ont été capables de transférer leurs idées dans la réalité sociale. Cela a été possible grâce à l’implication des blogueurs dans des associations officielles.Dans la culture et les art. Dans la surveillance des élection et la promotion de l’inscription sur les listes d’électeurs. En prenant part à des manifestations. Et en participant à des mouvements politiques.

Arabesque: Oui, ils mènent des actions dans la société civile, mais je ne peux pas dire que leur influence est grande…pas encore..

Amr Gharbeia: Tous les blogs n’ont pas le même effet. Les vidéos sur les tortures et le harcèlement sexuel ont certainement porté loin et eu un grand retentissement. Il y a aussi des groupes de blogueurs qui ont eu des périodes d’activisme ponctuelles, comme organiser une manifestation, un sit-in, une campagne.

SBG: Dans quelle mesure le mouvement réformiste égyptien a-t-il bénéficié de l'activisme des blogueurs égyptiens?

Rami Siam: Les mouvements politiques réformistes en Egypte sont comme le gouvernement, et la population. Ils ont été surpris par cette nouvelle génération, par la technologie et leur conscience politique. Jusqu’à ces derniers temps, peu croyaient dans cette trilogie, mais la réalité s’est imposée à chacun et maintenant, nous voyons tous les partis réformistes essayer de rentrer dans les bonnes grâces des blogueurs, les solliciter pour prendre part à l’élaboration de leurs activités futures. Ils essaient aussi d’utiliser la technologie des blogs pour diffuser leurs idées et des informations sur leurs activités. Actuellement ,chaque parti ou mouvement réformiste invite des blogueurs à faire des compte-rendus de leurs expériences et à les passer à la jeunesse et aux membres du parti ou du mouvement.

Arabesque: Ils ont un impact, jusqu’à un certain point. Je pense que tout mouvement qui contribue à réveiller la société égyptienne et à maintenir sa vitalité est utile aux efforts des réformateurs. Cela les a aussi rendu conscients qu’une nouvelle génération, armée de nouveaux outils, n’était pas satisfaite et voulait du changement.

Amr Gharbeia: Pas autant qu’il aurait fallu. Un mouvement d’opposition comme Kifaya aurait pu promouvoir sa cause en adoptant le journalisme citoyen comme un outil pour lutter contre la corruption et pour avoir plus d’influence. Cela permettrait aussi aux activistes de Kifaya de s’impliquer directement et de donner à chacun une voix d’égale importance.

SBG: Croyez-vous que les blogs égyptiens soient maintenant un modèle pour les médias alternatifs, qui sont différents des médias traditionnels, car ces derniers ne peuvent, eux, se libérer des restrictions imposées par le régime politique ?

Rami Siam: Sans aucun doute, les blogueurs ont joué ce rôle de façon brillante durant les deux dernières années. La couverture des événements par les blogueurs était dynamique et faite d’une façon impossible à reproduire par les médias traditionnels. Ce dynamisme est à mettre sur le compte de la flexibilité que le blogueur a en tant qu’ individu anonyme durant un événement. La couverture est par ailleurs très complète grâce au grand nombre de blogueurs. Donc, leurs billets offrent plus d’informations que ce que l’on peut attendre des médias traditionnels. D’un autre côté, les blogueurs ne sont pas bridés par des politiques éditoriales ou marketing. N’oublions pas que la diversité des blogueurs nous donne une couverture plus importante et plus diversifiée, ce qui la rend plus crédible. Il suffit pour s’en assurer le voir la diversité des sujets qu’ils couvrent, depuis la politique jusqu’aux arts et à la culture , ainsi que des sujets auquel personne ne prête attention, comme les incidents dus au harcèlement sexuel au centre ville du Caire et les actes de torture dans les commissariats, qui ont été revélés pour la première fois sur les blogs, puis ont été examinés par la justice, avant d’être finalement traités par les médias traditionnels.

SBG: Croyez-vous que la véritable naissance des blogs égyptiens remonte au mouvement politique qu’on a vu en Egypte au milieu de l’an dernier, durant les manifestations de soutien aux juges égyptiens qui réclamaient un système judiciaire indépendant? Quel est le symbolisme de cette naissance selon vous ?

Rami Siam: Je crois que les activités des blogueurs égyptiens ont démarré un peu avant les manifestation en faveur des juges, et spécifiquement avec la naissance des mouvements réformistes, surtout le mouvement Kifaya. Je pense personnellement que la vraie naissance a eu lieu le 16 mars 2006, quand des blogueurs ont réussi à organiser une manifestation sous la bannière « Pour l’amour de l’Egypte », place Tarir, au Caire, sans la bénédiction d’un quelconque parti politique. L’événement a été entièrement organisé en ligne, ce qui a créé un précédent pour les forces de l’ordre, qui n’y était pas habituées. Cette manifestation a été le vrai début de la prise de conscience du phénomène des blogs, surtout après l’écho très important qu’elle a reçu dans les médias, Al Jazeera en tête. Des événements tels que le soutien aux juges ont suivi, surtout quand des blogueurs ont été arrêtés pour les avoir soutenus.
Des nouvelles façons de manifester se sont aussi developpées, en atteignant une apogée avec le concert populaire « Sing O baheay », qui a été le deuxième grand événement contestataire organisé électroniquement.
Dans ces manifestations, les blogueurs ne portaient pas de bannières politiques, de quel bord que ce soit, et ont pu échapper aux accusation d’attroupement illégal, d'entrave à la circulation automobile ou d’insulte au président. Les moments forts des blogs restent liés aux événements politiques en général. Témoigner leur solidarité envers les juges, en particulier, a prouvé l’implication des blogueurs égyptiens dans les événements se déroulant enEgypte. Les manifestations pour les juges montrent aussi que les blogueurs sont vigilants sur la liberté, la justice, la souveraineté de la loi et qu’ils sont une génération qui rêve de vraies institutions démocratiques dans leur pays.

Arabesque: Cela a révélé une nouvelle génération d’activistes et un nombre grandissant de jeunes qui sont conscients du moment critique que nous vivons, conscients de l’importance de l’action, et qui veulent du changement.

Amr Gharbeia: Je crois que l’affaire des juges a été un moment-clef pour les blogs en Egypte, avec 6 blogueurs sur 700 personnes arrêtées. Il y a eu d’autres moments importants après , aussi.
SBG: L’agrégateur de blogs Alaa and Manal’s Bucket a-t-il joué un rôle dans la politisation des blogs en Egypte ?

Rami Siam: Manaala’s Bucket a joué son plus grand rôle en diffusant le concept des blogs et en faisant leur promotion en général. Ils ont aussi repéré et fait connaître les blogs les plus importants en Egypte en indiquant les liens vers eux. Le site encourage également à l’interaction entre blogueurs et donne des informations sur les logiciels libres. Mais je ne crois pas qu’il joue un rôle dans la politisation ,car s’intéresser à la politique était déjà une priorité , une réaction à une certaine période. et faisait partie des centres d’intérêt des blogueurs.


Arabesque:
Je ne sais pas si cela est vrai, mais je suis sûre qu’il a beaucoup contribué à soulever un grand intérêt politique parmi ceux qui s’intéressaient aux blogs.

Amr Gharbeia:
Le rôle principal de l’agrégateur a été de ne pas supprimer quelque opinion que ce soit. Il se trouve que Manal et Alaa étaient eux aussi plutôt du côté des activistes.

SBG: Quel est votre conseil aux blogueurs arabes qui affrontent censures, menaces et harcèlements de la part de leur gouvernement?

Rami Siam: Je ne donne pas de conseils en général ,car je crois que chaque situation est particulière, dépend du lieu et du moment, mais j’aimerais citer William Blake, quand il dit: “Les mots qui ne se transforment pas en action apportent de la douleur ». Le meilleur remède contre une provocation est une autre provocation, à condition qu’ils travaillent ensemble, comme une équipe unie.

Arabesque: Qu’ils continuent à se battre et republient leur blog sous de nouveaux noms. Ils devraient diffuser le vrai message, que l’Internet n’est pas un endroit que l’on peut contrôler.

Amr Gharbeia: On ne peut jamais garantir sa sécurité, même si vous êtes un citoyen ordinaire, donc, autant y aller et s’exprimer. Cependant, si quelqu’un décide de le faire, il est plus sûr de le faire de façon totalement anonyme (Baheyya est un exemple) ou au contraire de façon très publique et visible (comme Wael Abbas).

SBG: Croyez-vous que l’emprisonnement du blogueur Kareem Amer marque le début du harcèlement contre d’autres blogeurs pour avoir insulté le Président?

Rami Siam: L’emprisonnement de Kareem s’est déroulé dans des circonstances particulières et le régime a exploité les sympathies religieuses des gens pour l’inculper pour insulte au président, en plus d’insulte aux religions. Ceci met les personnes qui veulent défendre Kareem dans une situation complexe. C’est la première fois que quelqu’un a été jugé pour insulte au président. Mais, personnellement, je ne crois pas que d’autres blogueurs seront poursuivis pour les mêmes charges dans le futur.


Arabesque:
C’est possible, mais il n’est pas facile de prévoir de telles choses. Notre régime n’est jamais systématique, quel que soit le domaine. Il a tendance à distribuer des coups au hasard, ici et là, pour intimider et tester la réaction. Nous verrons bien.

Amr Gharbeia: Le pourvoi en appel [pour réduction de peine] de Abdel-kareem a été rejeté voici une heure, et le juge est allé encore plus loin en acceptant la requête de simples citoyens de porter plainte pour “le mal” que Kareem leur aurait fait. Nous allons attendre et voir si la prochaine décision judiciaire décide de bloquer un certain nombre de blogs, cette fois-ci plus actifs et moins controversés que celui de Kareem.

Propos recueillis par Sami Ben Gharbia 

Tous mes remerciements à Elijah Zarwan, Rami Siam, Arabesque and Amr Gharbeia pour avoir répondu à mes questions. Remerciements particuliers à notre éditrice pour le Moyen Orient et l’Amérique du Nord, Amira Al Hussaini pour avoir traduit l’entretien avec Rami Siam.


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