Russie : Héritage soviétique et noms de rues

C'est évidemment caricatural, mais, en septembre et au début d'octobre, on avait l'impression que les blogueurs russes jusqu'au dernier croyaient devoir écrire quelque chose sur le changement de nom du restaurant de shish kebab Anti-Soviet à Moscou, sur l’article de protestation du journaliste dissident Alexander Podrabinek (texte en russe, la traduction en anglais de Kerkko Paananen est en ligne sur A Step At A Time) et les actions de contre-manifestation du mouvement de jeunesse Nachi (en anglais).

Sur la blogosphère anglophone, Sean Guillory du Sean's Russia Blog a pris le temps de résumer cette pénible affaire :

[…] Une longue histoire en quelques mots : après des travaux de rénovation qui ont duré tout l'été, le propriétaire du restaurant de kebab sur Leningradskii prospekt a décidé d'appeler son local “Anti-Soviet” pour se moquer de l'Hôtel Soviet en face. Ce nom allait bien avec la décoration du restaurant sur le thème de la dissidence, avec des photos de personnages “anti-soviétiques” du passé. […] Les vétérans en revanche, n'ont pas trouvé cela drôle et se sont plaints à l'administration locale de district, exigeant que le nom du restaurant soit changé. Le mot “anti-” dans Anti-Soviet Kebab House, disaient-ils, les blessait et dénigrait leur sacrifice pour sauver la Russie du nazisme. Quelques jours après, l'“inspecteur militant de l'environnement” du district, Oleg Mitvol, s'est rendu au Anti-Soviet Kebab House pour ordonner que soit enlevé le mot “anti-”  Les gérants se sont exécutés à contre-coeur. […]

[…]

Entrée en scène d'Alexander Podrabinek, le célèbre dissident de l'époque soviétique, devenu ennemi de Poutine. Lassé de la “restauration du passé soviétique,” Podrabinek s'est fendu d'une diatribe, la “Lettre aux vétérans soviétiques,” dans laquelle il a traité le changement de nom de “véritable honte” et a fustigé les plaignants comme “idiots, vils et stupides.” Il a poursuivi en les accusant d'avoir été “ceux qui servaient de gardes-chiourme dans les camps de travail et les prisons, de commissaires politiques dans les unités anti-retraite, et de fusilleurs dans les pelotons d'exécution.” Pour Podrabinek, ce sont lui et les autres qui défiaient le régime soviétique les vrais héros du pays. La lettre a été publiée sur le blog de Podrabinek et sur le site web du canard libéral Ejednevnyi journal.

[…]

Entrée en scène des Nachi. Les Nachi sont réduits l'oisiveté depuis l'élection de Dmitri Medvedev. La “révolution de couleur” vaincue, bon nombre de ses groupuscules liquidés, et guère de motifs pour des manifestations de rue massives, alors les gamins de Nachi ne savent pas comment s'occuper. […]

[…] A peine la diatribe de Podrabinek avait-elle atteint runet que Nachi se mettait à mobiliser sa machinerie d'indignation. Des membres ont commencé à poster des factionnaires devant l'appartement de Podrabinek, rendaient public sur Internet son numéro de téléphone et son adresse, et juraient de lui faire quitter le pays. Selon le GenSek de Nachi, Nikita Borovikov, tous ces agissements sont “de nature des plus démocratiques.”

Craignant pour sa vie, Podrabinek est entré dans la clandestinité. Pas à cause de Nachi, dont il considère les actes comme une “campagne de propagande” et une “parodie d'indignation publique” (ce qui est exact), mais à cause d'une “information de sources sérieuses” que des “gens sérieux” veulent s'occuper de lui. “S'occuper de” au sens d'une balle dans la tête.

Le tollé s'est amplifié. Ejednevnyi journal a lancé une pétition en ligne de soutien à Podrabinek, forte à présent de 3000 signatures, un who’s who virtuel de l'intelligentsia libérale russe. Pour ne pas être en reste, Nashi revendique plus de 5000 signatures contre Podrabinek. […]

Le 8 octobre, l'utilisateur LJ mrfilin a écrit un billet (en russe) sur la manière dont le douteux héritage soviétique a survécu dans les noms des rues de sa ville natale de Toula, faisant allusion au scandale du restaurant de shish kebab qui a déclenché une telle avalanche de réactions sur la toile et en-dehors :

Pourquoi n'y a-t-il pas à Berlin d'artère centrale au nom d'Adolf Hitler in Berlin, ou de place des [SS], d'avenue [Paulus], ou, au moins, d'impasse [Goebbels] ? Peut-être, parce que ce n'est pas convenable pour un bürger de marcher dans une rue portant le nom d'assassins du peuple, de bandits sans pitié, qui ne s'intéressaient qu'au pouvoir et dont l'occupation favorite étaient la lutte sanguinaire pour s'en emparer. Un restaurant de shish kebab anti-fasciste ne subirait pas les persécutions des autorités.

En Russie, par ailleurs, les gens ont toujours eu de la tendresse pour les tyrans et les sadiques. Un sentiment d'identité personnel d'une pauvre femme torturée par son ivrogne despotique de mari s'est transformé en conscience de masse : s'il me bat, ça veut dire qu'il m'aime. Et lorsque cet alcoolique s'étouffe à mort dans ses immondices, sa veuve va conserver soigneusement tout les souvenirs qui lui restent de lui, en accrochant ses photos dans tout l'appartement. Celles où il porte son unique costume et où il est pour une fois lui-même.

De la même façon, dans chaque coin perdu il y aura toujours une rue Lénine, une avenue de l'Armée rouge ou une rue [Dzerjinski]. Et dans les villes plus grandes, il y en aura une poignée. Mais si à Moscou vous avez peut-être la chance de pouvoir vous installer dans une rue qui porte le nom d'une personne honnête, en province les noms des rues ne portent rien d'autre que l'héritage communiste. Voici, par exemple, les rues que je connais à Toula :

1. […] Ma grand'mère habite une rue qui porte le nom, inconnu pour moi, des Frères Jabrov. Je n'ai pas réussi à savoir qui ils étaient, mais la rue perpendiculaire à la leur est dénommée d'après un terroriste raté sans foi ni loi [Khaltourine], qui [est responsable de la mort] de 11 héros de la guerre russo-turque.

2. Ma grand'mère N°2, avec mon grand'père, habitent une avenue qui porte le nom de l'armée qui a tué le plus d'honnêtes citoyens russes au monde, hormis l'armée allemande nazie.

3. Non loin de là se trouve un hôpital appelé d'après l'indicateur [Semachko] et le général [Frounze], responsable de la mort de dizaines de milliers de soldats de l'Armée Rouge pendant les combats contre les restes des [Armées blanches]. Frounze utilisait ses hommes comme chair à canon, et était impitoyable pour les Blancs aussi, évidemment. Ses troupes se plaisaient à violer les femmes russes, tandis que le général quant à lui préférait assister à des premières théâtrales à Moscou. Mais seulement, allez savoir pourquoi, non pas pour des âneries pro-soviétiques, mais pour le demi-légal [Meyerhold].

4. Mes parents ont un peu plus de chance – ils habitent rue [Perekop]  – le coin de la [Crimée] où se sont battus ce même Frounze et [Dénikine].

5. Et caetera.

Et vous, de qui votre rue porte-t-elle le nom ?

Ci-dessous, quelques commentaires sur ce billet :

gogol1:

Ma rue porte le nom du peintre [Vasnetsov].

mrfilin:

vous avez de la chance

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tanis_konig:

Il y a sans doute des rues [Gorki] dans chaque ville sauf à Default City [Moscou]. Et pareil pour notre ville – ‘[Kaliningrad]’ – elle est un peu trop [appelée d'après Mikhail Kalinine]. Bien que le nom allemand ‘[Königsberg]’ ne soit pas terrible non plus.

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cakcon:

rue Syromolotov – d'après un bolchevik local :(( [à Iekaterinbourg]

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amidala_rainy:

J'ai de la chance de ce côté – je n'ai rien contre Tourgeniev, dont ma rue porte le nom :)

Mais il y a un quartier dans notre ville [Simferopol, Crimée, en Ukraine] où les rues suivantes se croisent : Communiste, Bolchevik, Prolétaire, Lénine, allée [Sovnarkom], [Rosa Luxemburg], Karl Marx, [Kirov] et [Karl Liebknecht]. Tout sur juste un kilomètre carré (

***

ka_lan:

Pour moi ça va. A [Krasnoïarsk], c'était rue [Tchaïkovski], ici [à Moscou] (temporairement) -avenue [Lomonossov].

De la famille qui habite des rues portant des noms d'activistes soviétiques, je ne me rappelle que mes grands-parents – rue Vodopïanov à Krasnoïarsk. Mais je ne sais pas quoi dire de mal de lui.

En général, ma ville natale a plutôt de la chance dans ce domaine – tout le sovok se limite au pack standard “Lénine-Paix-Marx” (trois grandes rues du centre). Les mauvais toponymes ne tiennent pas ici, voilà tout.

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steelberry:

Coppistrasse. Hans et Hilde Coppi étaient des combattants contre la propagande anti-soviétique nazie, qui ont été assassinés par les fascistes. Un ami habite Karl-Marx-Allee )))

mrfilin:

A Berlin ?

steelberry:

jawohl !

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josefreicher:

J'habite rue du Lac, à Otchakov. C'était le village d'Otchakov aux environs de Moscou, avec beaucoup de lacs et de marécages, sur lesquels on construisait des maisons pour ceux qui avaient été exilés de Moscou après avoir purgé leurs peines pour meurtre et viol. Maintenant c'est un quartier résidentiel de la capitale avec un pool génétique de fer très costaud =)

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