Bhoutan : Nettoyage ethnique à Shangri-La ?

Il y a quelques années, lorsque le quatrième roi du Bhoutan a spontanément abdiqué pour ouvrir la voie à la démocratie, il y a eu une avalanche d'articles sur le Bhoutan dans les médias. Presque tous ces articles – à de rares exceptions près – se rangeaient en deux camps : l'un glorifiait le Bhoutan comme le dernier Shangri-la, et l'autre proclamait qu'il pratiquait le nettoyage ethnique [en anglais].

La chaîne National Geographic a diffusé un documentaire qui qualifiait le Bhoutan, un minuscule royaume bouddhiste, de dernier Shangri-La. Il célébrait ses montagnes, ses murs de glace, ses alpages et ses forêts brumeuses et indiquait que “Le Bhoutan est un paradis sur terre où le respect de la vie, dans toutes ses innombrables incarnations, sont aussi immuables que le pays lui-même”.

Landscape of Bhutan. Image by Flickr user Jmhullot, used under a creative commons license

Paysage du Bhutan. Photo de l'utilisateur Flickr Jmhullot, utilisée sous licence creative commons 

Swaminathan S. Anklesaria Aiyar du blog Real clear World a écrit [en anglais] :

Le Bhoutan a fait beaucoup de choses pour mériter sa réputation de Shangri-La. La forêt y couvre 72% de la superficie, ce qui est considérable, et il s'est engagé à ce que ce chiffre reste éternellement supérieur à 60 %.

Tandis que Nanda Gautam sur Ex Ponto répliquait [en anglais] :

Une nouvelle tendance fleurit dans la sphère des violations des droits humains ! Contrastant avec la philosophie du développement du Bhoutan appelée ‘Bonheur National Brut,’ que de nombreuses délégations visitant le Bhoutan proclament une ‘bonne leçon’, le Bhoutan donne aussi une mauvaise leçon : la violence comme stratégie sous la forme du nettoyage ethnique, une leçon que les puissances mondiales pourront difficilement accepter. Les épreuves de Tel Nath Rizal montrent comment la violation par l'Etat des droits d'un individu rejaillit sur une minorité toute entière. La population minoritaire a déjà été réduite de façon spectaculaire.

La plupart de ces auteurs, sinon tous, n'étaient pas bhoutanais. Alors comment en sont-ils venus à avoir de ce petit pays – grand comme la Suisse avec une population de 600.000 habitants – des visions aussi manichéennes ?

Le premier groupe, celui des admirateurs, venait surtout de l'Occident, où le capitalisme a amené un style de vie qui les a pourvus en éléments matériels, mais en a laissé beaucoup dans un vide spirituel béant. Ce sont des personnes à la recherche de ce qu'elles ne trouvent pas dans leurs cultures, mais qui le trouvent ailleurs. Et souvent dans des endroits comme le Bhoutan – grandement mystérieux, exotiques et paisibles. Alors, quand elles trouvent, elles ont tendance à ne voir que ce qu'elles veulent voir et à ne trouver que ce qu'elles veulent trouver.

Mais cela vaut aussi pour le second camp, de ceux qui haïssent le Bhoutan. Ils n'ont guère, sinon aucune, compréhension de la situation géopolitique du pays. Ils ne comprennent pas l'histoire ni la complexité du problème des réfugiés ; et soit ils sympathisent avec cette cause, soit ils ont simplement besoin d'une cause.

Pour le premier camp, la quête de Shangri-la n'est pas récente ; elle se poursuit depuis 1933 lorsque James Hilton a décrit un Shangri-la dans son roman Horizons Perdus, basé sur un article de Joseph Rock sur ses pérégrinations aux confins du Tibet. Mais la plupart du temps, c'est la version de Hilton qu’ils recherchent, refusant par là-même de voir dans le Bhoutan un pays comme les autres – habité par des êtres humains, et qui a son lot de problèmes.

Le Bhoutan est loin d'être une Utopie malgré son histoire largement paisible. Pays pauvre, le Bhoutan a son lot de problèmes sociaux et de difficultés, et la plus grande tache sur sa bonne réputation est, jusqu'à présent, la question des réfugiés.

Un recensement national dans les années 80 a trouvé des milliers d’occupants illégaux le long des frontières méridionales du pays. La plupart d'entre eux étaient des Népalais du Népal et d'Inde venus au Bhoutan à la recherche d'opportunités économiques en utilisant les vastes zones de terres agricoles inexploitées le long de frontières poreuses. La gratuité des soins médicaux et de l'enseignement ajoutaient encore à l'attrait. A cette époque, des Lhotsampas [en anglais](des personnes d'ethnie bhoutanaise et de langue népalaise) qui avaient été envoyés par le gouvernement bhoutanais faire leurs études dans des universités outre-mer comme Harvard et Cambridge sont rentrés au Bhoutan en nourrissant leurs propres ambitions politiques.

 

Réfugiés Bhoutanais au Népal. Photo Sudeshna Sarkar, ISN Security Watch

Le problème a culminé lorsque les autorités bhoutanaises ont exigé que tous les occupants illégaux quittent le pays. Cette décision a rencontré l'opposition des ambitieux leaders Lhotsampa, qui ont pris fait et cause pour les colons et ont ainsi mobilisé les protestations contre le gouvernement Bhoutanais, exigeant la démocratie et le renversement de la monarchie. L'environnement pour alimenter leurs ambitions politique était des plus favorables. Ils ont galvanisé le mécontentement des méridionaux par des manifestations violentes [en anglais] au cours desquelles ils ont décapité deux Bhoutanais et ont planté leurs têtes devant des bureaux du gouvernement. Le gouvernement bhoutanais, qui n'avait jamais rien vécu de pareil, a sévi et arrêté de nombreux meneurs, tandis que d'autres fuyaient au Népal.

Il en a résulté une situation où les deux parties se sont mutuellement accusées de ce qui s'est passé. Les Lhotsampas affirment que tous les habitants de langue népalaise ont été expulsés du pays. Comme l'indique le blog de la communauté bhoutanaise d'Australie [en anglais]:

A partir de 1988, la situation sur le plan des droits humains s'est aggravée, lorsque la monarchie a mis en oeuvre des mesures discriminatoires pour chasser les Lhotshampas – des Bhoutanais méridionaux d'origine népalaise, majoritairement Hindous.

La monarchie traite les Lhotsampas en citoyens de seconde zone. Ils sont persécutés, discriminés et privés de l'accès aux services les plus élémentaires, comme l'enseignement et les soins médicaux. Ils sont dépossédés de leurs droits culturels et contraints à adopter la tradition culturelle, le costume et la langue de l'élite au pouvoir. A la fin des années 80, la monarchie a adopté une législation rétroactive sur la citoyenneté et s'est mise à priver de leur droit de vote et à délocaliser les Lhotshampas. Des dizaines de milliers d'entre eux ont été chassés par la force, et ont fini dans les camps de réfugiés établis par les Nations Unies au Népal. [..]

Ne voyant aucune possibilité d'être rapatriés, un grand nombre de réfugiés bhoutanais ont accepté les propositions de troisième réinstallation de l'Australie, du Canada, du Danemark, des Pays-Bas, de la Nouvelle Zélande, de la Norvège et des Etats-Unis.

Le gouvernement Bhoutanais a affirmé que si certains ont été invités à quitter le pays, beaucoup d'habitants sont partis de leur propre chef sous les menaces de leurs responsables. Le Premier ministre du Bhoutan, le premier à avoir été élu démocratiquement, Jigme Y. Thinley a écrit sur Bhutannica [en anglais]:

La situation dans le sud n'est pas un problème simple. Ses causes sont complexes et déroutantes de même que le drame humain qui en résulte et se déroule devant nous. Savoir qui est la victime et qui est le coupable est déjà une question pertinente. La réponse doit être recherchée avec une compréhension plus profonde du problème. [..]

Pour les paysans du sud, chaque jour est un cauchemar. Mais leur voix n'est pas entendue par les médias, et leurs droits humains paraissent tout à fait négligeables. Les explications du gouvernement sont rejetées comme propagande et contre-vérités. Même les preuves matérielles sont vues comme des falsifications.

Les Bhoutanais se sentent trahis par un peuple qu'ils avaient accueillis, dans lequel ils avaient placé leur confiance et avec qui ils étaient prêts à partager une destinée commune. Mais l'attitude générale des Bhoutanais vis-à-vis de leurs compatriotes du sud ne témoigne d'aucune rancoeur.

La référence aux droits humains est un drapeau opportun que les dissidents et leurs soutiens népalais ont brandi devant la communauté internationale. Mais leur objectif principal est d'engendrer une sympathie internationale pour la cause dissidente, ce qui revient à se saisir du pouvoir politique.

L'affaire s'est compliquée lorsque les réfugiés sont arrivés au Népal. Le HCR a installé des camps pour les réfugiés bhoutanais , où était distribuées de la nourriture gratuite et des allocations, et en quelques années ils sont passés de 5000 (1991) à 100.000. Les distributions ont attiré dans ces camps beaucoup de non-Bhoutanais, du fait que plus de la moitié de la population du Népal vit avec moins d'un dollar par jour.

Le nettoyage ethnique est une accusation très grave. Ceux qui l'invoquent contre le Bhoutan devraient se venir dans ce pays pour se rendre compte que des milliers de personnes de langue népalaise y vivent et y travaillent toujours ; que même avant la crise, le 4e roi encourageait l'intégration des groupes ethniques par les mariages mixtes, au moyen de primes spéciales. Beaucoup occupent même des postes très élevés dans l'administration.

Alors, qu'est-ce que le Bhoutan? ‘Shangri-La’ ou ‘nettoyeur ethnique'? Ni l'un ni l'autre, telle est la réponse. Et ce serait une bonne chose si les gens cessaient réellement de projeter sur ce petit pays leurs rêves de paradis terrestre, ou leur désillusion devant les causes et ambitions politiques perdues.


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