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Maroc : Eloge funèbre de la presse indépendante

Catégories: Maroc, Droit, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens

Les attaques contre la liberté d'expression se sont multipliées récemment au Maroc, visant des journalistes [1]aussi bien que des blogueurs [2]comme le rapporte régulièrement Global Voices Online. Elles se répètent avec une telle constance que le lecteur pourrait voir dans les informations provenant du royaume maghrébin un ressassement redondant de la même vieille histoire. En revanche, ce qui s'est produit la semaine dernière marque sans doute un tournant majeur dans la campagne continue que mènent les autorités marocaines pour réduire au silence les médias indépendants.

Il a fallu au Maroc des décennies de lutte et la fin de la guerre froide avec un dictateur malade [3] qui, ayant perdu son intérêt géostratégique et sentant sa dernière heure approcher, décida enfin d'abandonner le pouvoir et d'ouvrir le système en vue de garantir un transfert en douceur de l'autorité à son fils [4], pour voir l'émergence d'une nouvelle espèce de journalisme irrévérencieux. Le magazine hebdomadaire d'actualité en langue française Le Journal Hebdomadaire [5], fondé au milieu des années 90 grâce à une alliance inhabituelle de capitaux bienveillants et de journalistes hautement qualifiés formés en Occident, a été le pionnier d'une longue liste de journaux indépendants à propriétaires privés, critiques du gouvernement et de l'establishment marocain en général. Ciblant l'élite cosmopolite marocaine, “Le Journal Hebdo” est rapidement devenu emblématique, embarqué pour une décennie dans une quête conflictuelle de faits véridiques, défiant les plus puissants tenants du régime, revisitant l'histoire officielle, flirtant avec les lignes rouges imposées par les autorités et explorant de nombreux tabous.

Il fut un temps où les dictatures arabes recouraient à la répression extra-judiciaire contre les voix dissidentes dans une grossière démonstration d'autorité. La rumeur populaire prétendait que dans chaque maison et chaque rue, dans chaque rédaction de chaque publication, le gouvernement avait ses yeux et ses oreilles prêtes à dénoncer quiconque ne serait pas en conformité avec le discours officiel prescrit. Aujourd'hui, l'étouffement des voix indépendantes passe par un processus prolongé mais sophistiqué de harcèlement par un système judiciaire sous les ordres de l'exécutif et le boycott des annonceurs désireux de complaire aux autorités. C'est ce qui est arrivé au Journal Hebdo, qui est menacé de fermeture après qu'un tribunal de commerce de Casablanca a déclaré en faillite le groupe d'édition produisant le magazine, grevé par des amendes en série pour diffamation, des taxes et une dette insurmontable – un fait nouveau interprété par beaucoup comme le coup de grâce asséné à cette publication.

L'organe de veille sur les médias new-yorkais Committee to Protect Journalists [6] condamne ce développement et détaille l'épisode judiciaire le plus récent d'un chapelet de condamnations et d'amendes qui a finalement conduit à la fin administrative de la publication [en anglais].

Le Journal Hebdomadaire essuya un coup financier dévastateur en 2006 lorsqu'un tribunal marocain lui a ordonné de payer 3 millions de dirhams (266.500 €) de dommages-intérêts dans une affaire de diffamation […] Jamaï (le directeur et co-fondateur de la publication) quitta le pays après le jugement de 2006 et une série d'affaires de harcèlement inspirées par le gouvernement [7] à l'encontre du magazine d'actualité. Le harcèlement contre Le Journal Hebdomadaire avait paru se relâcher un temps. Mais quand Jamaï rentra au Maroc en 2009 et reprit son journalisme critique, dit-il, le gouvernement intensifia ses efforts pour faire boycotter Le Journal Hebdomadaire par les annonceurs. En septembre 2009, la cour suprême confirma les dommages accordés dans l'affaire de [diffamation].

Issandr El Amrani qui écrit sur le blog The Arabist [8] indique qu'il a reçu un message d'Aboubakr Jamaï (Bou Bakr) annonçant le décès officiel du Le Journal Hebdomadaire. Voici ce qu'il écrit [en anglais] :

Je viens de recevoir une très triste nouvelle d’Abou Bakr Jamai [9] [Fr], le rédacteur en chef d'une des publications les plus courageuses du Maroc, qui avait été un symbole de l'ouverture qui avait commencé au milieu des années 1990 sous le Roi Hassan II et s'est essoufflée sous le règne plutôt vain de son fils, Mohammed VI. Bou Bakr écrivait :

Finalement votre prédiction sur la fin du Journal s'est réalisée par l'argent. Le Journal Hebdo a été fermé. Hier, 5, je dis bien 5, huissiers se sont présentés armés d'une décision de justice de saisir Le Journal Hebdomadaire et la société qui le gère, Trimedia.. Ce que nous ignorons encore, c'est l'argument juridique qui a amené le juge de la procédure de mise sous séquestre de Mediatrust à agir contre trimedia. Le seul lien est le titre : ”Le Journal Hebdomadaire” mais le titre est la propriété de l'éditeur en personne et non de la société. Bien que nous attendions d'avoir un tableau juridique plus net, nous pouvons d'ores et déjà annoncer officiellement la mort du Journal Hebdomadaire.

M. El Amrani a aussi écrit une tribune [10] sur la question sur la plate-forme de blogs des quotidiens britanniques The Guardian/ObserverComment Is Free. Il porte le deuil du Journal et met en garde contre un inquiétant schéma de répression et d'autoritarisme :

Avant tout, Le Journal essayait d'obliger les responsables à la sincérité sur la démocratisation qu'ils promettaient dans leurs discours. Il faisait campagne sans relâche pour une réforme constitutionnelle qui ferait glisser le pouvoir politique du palais vers le parlement. Pour beaucoup de gens de ma génération de Marocains, il était une source d'éducation politique et un exemple stimulant de franc-parler.
[…] Le plus inquiétant, c'est que sa fermeture intervient au milieu d'autres indices d'un regain d'autoritarisme. Les méthodes initialement utilisées contre Le Journal sont devenues un moyen banal pour discipliner la presse. D'autres critiques de la monarchie, par exemple dans la vibrante blogosphère marocaine, se font maintenant traiter avec sévérité. La réforme politique est au point mort, et la pratique du régime en matière de droits de l'homme a régressé.
La triste fin du Journal n'est à présent que l'un des nombreux signaux qu'il y a quelque chose de pourri au royaume du Maroc.

La blogueuse Jillian C. York [11] complète le commentaire d'Al Amrani's :

La fermeture du Journal n'est pas le seul signe de la régression du Maroc. Les arrestations des blogueurs Bashir Hazzem [12]Mohammed Erraji [13], et Boubaker Al-Yadib, de l'usager de Facebook Fouad Mourtada [14], et d'innombrables journalistes [15], parlent d'elles-mêmes. Pourtant, le Maroc continue à maintenir une apparence de progrès, notamment pour les Etats-Unis, qui font fièrement l'article pour la Moudawana (ou code de la famille) marocaine avec pour preuve les autres nouveaux droits qui en découlent pour les femmes.

C'est une affaire qui ne peut pas, ne doit pas être ignorée. Le Maroc, au cas où je ne l'aurais pas assez dit, est un endroit magnifique. J'y ai passé plus de deux années merveilleuses, et serais très heureuse d'y retourner, malgré ses défauts. Mais pour que le Maroc, ou tout autre pays, poursuive sur la route du progrès, la libre expression n'est pas négociable.

Le magazine d'actualité marocain en ligne Hesspress [16][en arabe] déplore le silence assourdissant et l'absence de solidarité face à la montée de la répression :

إن هذا الصمت المطبق إزاء عمليات تصفية المنابر الإعلامية الوطنية المستقلة، التي تدخل في خانة جرائم القتل التسلسلي، تفرض تلاحما تلقائيا بين المنابر المتبقية لإعمال مبدأ التضامن، كأضعف الإيمان، وبالتالي طمر الخوف والجبن ووضع التوافقات جانبا، لوقف هذا المسلسل الهتشكوكي الذي بات يقض مضجع “صاحبة الجلالة” في عز عنفوانها.
Le silence pesant qui entoure la liquidation des organes des médias nationaux indépendants, que l'on peut catégoriser comme des meurtres en série, devrait imposer une coalition spontanée entre les plate-formes restantes au nom de la solidarité. C'est le moins que nous puissions faire pour combattre la peur et la lâcheté. Nous devrions laisser de côté nos différences pour stopper cette offensive à la Hitchcock contre ”Sa Majesté” (c'est-à-dire la presse), qui est à son apogée.

De nombreux blogueurs ont commenté ces derniers développements, tels Anas Alaoui [17] [Fr] qui déplore la perte d'un organe d'information unique en son genre :

J’aimerais tout simplement remercier Le Journal et les personnes y ayant travaillé. Je les remercie pour l’effort engagé dans cette première marocaine quand on a cru à une ouverture, une certaine ouverture tout du moins. Je les remercie pour le courage et le dévouement dans leur tâche d’informer le public. Ils ont été les premiers à briser des tabous. Ils ont été les premiers à dire des choses vraies. Nous pouvons être d’accord ou pas avec les éditos écrits dans ce magazine. Nous pouvons être d’accord ou pas avec les analyses qui y ont été publiées, mais nous ne pouvons nier le fait que le Journal Hebdo a changé la pratique journalistique marocaine. Désormais, il y a un avant Journal Hebdo et un après Journal Hebdo.

La fin du Le Journal Hebdomadaire marque un dangereux revers pour l'état des libertés au Maroc. Elle retire une épine du pied au régime mais envoie aussi un message appuyé aux médias indépendants restants qui luttent toujours pour survivre dans un environnement de plus en plus répressif. Cela laisse ouverte la question de savoir si les médias en ligne et le journalisme citoyen vont constituer un espace de répit où les voix dissidentes de pays comme le Maroc peuvent laisser libre cours à leurs doléances, transmettre la vérité et rendre responsables leurs gouvernements.