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Hongrie : Les péchés impunis

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Hongrie, Droit, Droits humains, Film, Gouvernance, Histoire, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique

Vingt ans après la transition [1] (en anglais), la Hongrie débat pour savoir si ceux qui avaient commis des crimes contre les citoyens pendant l'ère communiste devraient rendre des comptes. Tout dernièrement, la question a resurgi avec la sortie de Culpabilité et Impunité, un documentaire sur Béla Biszku [2], qui avait été ministre de l'intérieur après l’insurrection de 1956 [3]. De 1957 à 1961, il a été l'un des dirigeants impliqués dans le châtiment des participants au soulèvement contre le gouvernement de démocratie populaire.

Selon certaines interprétations, la question de la responsabilité découle de la manière dont la Hongrie a aménagé sa transition démocratique en 1989 [4]. Le pays était un cas unique dans la région avec sa “révolution de velours,” le changement de système politique s'est fait en douceur, et, au nom de la continuité et de la paix, nul n'a été appelé à rendre des comptes.

Véleményvezér a écrit [5] (en hongrois) après la première du documentaire :

[…] Ils disent que le prix de la transition pacifique a été que ces gens n'ont pas été dérangés. Ils n'ont pas même eu d'amnistie ou d'impunité—puisque celles-ci auraient impliqué leur culpabilité. Ils n'ont même jamais été contraints d'assumer leurs péchés. Ils ont reçu ainsi dans la pratique une excuse morale. Et comme le montre l'exemple de Béla Biszku, ils savent parfaitement ce qu'ils ont fait, mais continuent à le nier. Et bien sûr ils ne regrettent rien.

L'élite qui a coordonné la transition a commis une grande faute. Le projet de loi Zétényi-Takács de 1991 sur la justice aurait éliminé la disposition rendant inapplicable par prescription la punition pour les affaires de meurtres politiques, coups ayant entraîné la mort et trahison intervenues entre le 21 décembre 1944 et le 2 mai 1990.

Le projet de texte fut adopté au vote nominatif par la majorité parlementaire de droite, contre l'abstention du SZDSZ, et le “non” du Fidesz et MSZP : Árpád Göncz [le président d'alors] l'envoya à la Cour Constitutionnelle, et le comité présidé par László Sólyom annula la loi. […]

Les réalisateurs du documentaire – Fruzsina Skrabski et Tamás Novák – sont des journalistes et blogueurs pour Mandiner [6] (auparavant blog Reakció). Selon le film, l'histoire de leur recherche de “criminels communistes” vivants commença avec ce [7] (en hongrois) billet de Lelkylola (Fruzsina Skrabski) en 2008, où il était demandé aux lecteurs d'envoyer des courriels avec les noms de communistes “qui avaient quelque chose à dire” :

[…] D'ailleurs je ne menace pas nos communistes. Je serais bien en peine de le faire puisque je n'ai ni voiture noire, ni organe d'application de la loi, pas d'arme ou de chien. Je veux seulement apprendre sur eux. Ce serait bien si leur conscience pouvait avoir un soubresaut. Si quelqu'un leur demandait – un petit-fils, par exemple, ou un voisin – qu'est-ce qui est arrivé alors, oncle Józsi ? Pourquoi as-tu fait cela ? Comment c'était de regarder dans les yeux un ami arrêté sur ta dénonciation ? Comment c'était de frapper des prisonniers politiques ? De mettre un cachet sur le bulletin d'une petite fille disant qu'elle était de catégorie X ? Comment c'était de mener un interrogatoire ? De crier “tremblez, contre-révolutionnaires “? De rire au nez du koulak que vous aviez dépouillé ? […]

Peu avant la première de la projection du documentaire sur Béla Biszku, une de ses filles fit interdire la sortie du film [8] (en anglais). Ceci déclencha un débat passionnel sur la possibilité de “censurer” un documentaire sur quelqu'un qui avait été une personnalité publique des décennies auparavant et devrait avoir à rendre des comptes de ses actes.

Les réalisateurs diffusèrent ces informations sur Mandiner [9] (en hongrois) et sur une page [10] Facebook (en hongrois). Comme le cinéma où ils avaient d'abord voulu projeter le film préféra ne pas risquer un procès, Mme Skrabski et M. Novák organisèrent une “projection illégale [11]” (en hongrois) à Menta Terasz mercredi dernier. Peu avant la première, les filles de Béla Biszku visionnèrent le film et décidèrent de donner leur consentement. L'effet médiatique, s'ajoutant à l'illégalité et au sujet d'intérêt brûlant, attira foule à Menta Terasz ; hommes politiques et personnalités publiques estimèrent aussi important d'y assister.

Le film fut projeté en continu dans trois salles de 19 heures jusque tard dans la nuit. Dans cette vidéo, M. Novák dit au public d'attendre son tour :

Mme Skrabski et M. Novák prirent contact avec Béla Biszku, “responsable de la mort de 300 personnes et des poursuites contre 20.000″ après 1956. Le documentaire montre comment ils lui ont dit être de son village natal, Márokpapi [12], qu'ils préparaient un almanach avec les gens célèbres qui y étaient nés, et que Biszku était bienvenu pour exprimer ses idées. Les passages d'entretiens dans le film le montrent avec les mêmes opinions qu'à l'ère socialiste, sans aucun remords. Ses apparitions sont séparées par des commentaires d'historiens et des histoires de personnes condamnées à la peine capitale après la révolution et détenues dans le couloir de la mort. Mme Skrabski a dit aux journalistes qu'ils voulaient faire un film pour les jeunes d'une vingtaine d'années, un film humoristique rappelant, par exemple, de quel parti le Parti Socialiste Hongrois (MSZP) est le successeur.

Voici les premières minutes de Culpabilité et Impunité :

En même temps, ce film véhicule un message complexe aux Hongrois, et soulève des questions sur la manière de traiter cette partie du passé. Les réalisateurs ont été critiqués pour la méthode employée pour faire le film, ne révélant à Béla Biszku qu'ils étaient journalistes qu'à leur dernier entretien avec lui, quand ils en avaient terminé. Les uns demandent s'ils avaient le droit de juger Béla Biszku, tandis que les autres, après avoir vu le film s'étonnent qu'ils n'aient pas posé plus de questions pertinentes à l'ancien ministre de l'intérieur, au lieu de simplement demander avec assurance à leur interlocuteur de présenter ses excuses pour ce qu'il avait fait.

Ukridge désapprouve [13] (en hongrois) les affirmations dans l'actualité désignant les réalisateurs du film tantôt comme “journalistes” et tantôt comme “documentaristes.” Selon lui, la ruse utilisée par Mme Skrabski et M. Novák était contraire à l'éthique du journalisme, ils n'avaient pas le droit de juger, ni de décider qui avait le droit de dire quelle histoire doit être publiée par tous les moyens.

[…] Non, ni Fruzsina, ni Tamás n'ont été mandatés par la constitution a) pour prononcer un jugement, b) pour châtier ceux qu'ils considèrent des génocidaires communistes (cf. c'est nous qui montrons le film, un assassin ne va pas nous dire ce qu'on peut montrer à l'écran).

Non, ce n'est pas du journalisme d'infiltration ; qui est soit (écoutez bien !) s'infiltrer dans un groupe pour collecter de l'information sur des choses cachées à ceux qui sont extérieurs, mais concernant le groupe, ou écrire/présenter cela. […]

De l'opinion contraire, Márton Baranyi du blog Konzervatórium a mis l'accent [14] (en hongrois) sur le caractère objectif du film :

[…] Fruzsi and Tamás ne rendent aucun verdict, ils ne font que créer un mémorial en souvenir des victimes du communisme. Ils ne cherchent pas plus. Ceux qui veulent avoir les réalisateurs au baratin vont être déçus, parce que le film comporte aussi de très nombreux épisodes tragi-comiques et comiques. […]

Manfréd Huba Weisz du blog Kettős Mérce [15] (en hongrois) a formulé la relativité de la justice en fonction de la situation historique, dans son billet [16] (en hongrois) écrit en réponse à Márton Baranyi:

[…] Le film a vainement essayé de faire dire à Biszku qu'il justifiait ses péchés, parce qu'il ne se considère vraiment pas coupable, lui qui avec ses phrases inauthentiques et historiquement inexactes défend la légitimité du système. Parce qu'il croyait en ses principes et même si c'est terrible à écrire, d'un certain point de vue, il a raison. Ce n'est pas ma position, mais la sienne. L'histoire n'est pas linéaire et la notion qu'il en a est générée par la manière dont il l'a vécue, tout comme vous avez vous aussi une notion. Laquelle est plus vraie, nous le savons tous. Mais à présent les jeunes intellectuels procèdent d'une justice inconstante, ils veulent estomper la différence entre Gyurcsány [17], Apró [18] (en anglais) et Biszku pour donner de la légitimité à leur campagne contre cette démocratie après la transition. Et en ce moment précis vous légitimez aussi votre système, en menant une campagne revancharde. […]