- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

Russie : ‘L'Orthodoxie ou la mort’ pour l’ ‘art dégénéré’ ?

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Arts et Culture, Droit, Liberté d'expression, Manifestations, Médias citoyens, Politique, Religion, RuNet Echo
[1]

Photo Musée Sakharov

Le 12 juillet, le tribunal Taganski de Moscou a déclaré Iouri Samodourov et Andreï Erofeïev, organisateurs de l'exposition “Art interdit – 2006 [2]“, coupables d’ “incitation à la haine ethnique et religieuse”  — dans un procès qui leur a été intenté par l'organisation droitière russe Narodny Sobor [3] — et les a condamnés à verser des amendes respectives de 200.000 (5.100 €) et 150.000 (3.800 €) roubles. Le verdict a été une déception autant pour les réactionnaires — qui espéraient une peine de trois ans de prison — que pour les libéraux — qui voulaient un acquittement. Où mèneront les limitations à la liberté d'expression en Russie, voilà qui suscite une fois de plus les inquiétudes. Une nouvelle affaire russe prend ainsi probablement le chemin de la Cour européenne des droits de l'homme [4] à Strasbourg.

Cela s'arrête-t-il là ? Peut-être, mais c'est aussi un possible exemple de ce que non seulement la liberté de parole est dans la balance, mais aussi que cette balance elle-même devient un “happening” artistique en franchissant la ligne étroite entre art et société — comme l'illustre le débat autour de “Art interdit – 2006 [2]“.

Le dicton “Une image en dit plus qu'un millier de mots” est plus vrai en Russie que presque partout ailleurs. Prenez un Jésus allant au supplice avec une tête de Mickey [5] ou le Christ au visage de Lénine [6], et attendez les réactions. Les limites de l'art sont constamment repoussées plus loin. Le mot d'ordre du manifeste Futuriste russe [7] [en anglais] d'il y a cent ans “Une gifle à la face du goût public” conserve dans les arts et la culture russes un rôle aussi éminent aujourd'hui que dans les premières années du XXe siècle. Mais à notre époque, les gifles ne sont pas toujours là où on croit.

Alors, de quoi s'agit-il au fond ? Il nous faut remonter à mars 2007, quand les conservateurs d'art Iouri Samodourov et Andreï Erofeïev organisèrent une exposition d'oeuvres d'art refusées par les musées et galeries moscovites ordinaires pendant l'année en 2006 — d'où le titre “Art interdit – 2006 [2].” L'exposition avait pour but de mettre en lumière l'auto-censure étouffant la scène artistique russe, et qui fait refluer la vague vers des formes plus traditionnelles d'art. L'exposition n'eut en tout et pour tout que 1.020 visiteurs. Ce qui ne l'a pas empêchée d'attirer l'attention d'un groupuscule religieux réactionnaire, qui traîna MM. Samodourov et Erofeïev devant les tribunaux pour offense à leurs sentiments religieux. Ainsi était lancée la machine qui aboutirait à ce verdict même contre les commissaires artistiques, qui met à présent l'affaire en vedette dans les médias tant russes qu'internationaux.

L'utilisateur LJ don_beaver résume [8] [en russe] dans son indignation l'affaire à cela :

Il n'y a pas longtemps, des artistes organisèrent une exposition dans une galerie privée. Des gens qui n'y sont même pas allés déclarèrent que leurs sentiments religieux avaient été blessés par l'exposition et saisirent la justice. La juge leur a donné raison et a condamné les organisateurs de l'exposition à de lourdes amendes. Le seul bon côté, c'est qu'ils n'ont pas été mis en prison.

Quel était le drame qui a amené les médias à parler de l'affaire — en-dehors du côté liberté d'expression ? Pendant la lecture du verdict la semaine dernière, une petite masse de barbus en uniformes noirs s'était rassemblée devant le tribunal Taganski, arborant des T-shirts marqués “L'Orthodoxie ou la mort.” Derrière ces mots, il y a bien plus que ce qui se voit à l'oeil nu. “L'Orthodoxie ou la mort” (en grec, ορθοδοξία ή θάνατος) était à l'origine une devise du célèbre monastère d'Esphigmenou sur le mont Athos, en Grèce, dans sa lutte contre le Patriarcat de Constantinople, mais depuis les années 1990, c'est devenu une marque d'intolérance et d'extrémisme aussi dans les pays orthodoxes comme la Serbie et la Russie. Cette opération photogénique a tapé dans l'oeil des médias présents devant le tribunal, avec pour résultat des images colorées de tordus nationalistes faisant apparaître les questions de libertés civiques en Russie dans les journaux du monde entier. L'effet de symbole a été tel, que des rumeurs d'une initiative imminente de l'Eglise de proposition de loi ajoutant au Code Pénal le crime d’ “hérésie” ont atteint des journaux sérieux comme Argumenty i Fakty [9]. Cependant, selon [10] l'utilisatrice LJ tristen2e [en russe], ce n'était qu'un canular :

Au demeurant, tout le monde a cru à la nouvelle sensationnelle, malgré le fait qu'on y lise les mots, attribués au père Vsevolod, définissant l'hérésie “comme toute forme d'opposition à l'Orthodoxie.” A l'évidence, une expression aussi grossièrement inexacte en elle-même ne pouvait guère être prononcée par un diplomate et érudit ecclésiastique aussi accompli que l'archiprêtre Vsevolod Chapline [porte-parole de l'Eglise orthodoxe russe]. Néanmoins, comme cela arrive souvent pendant un été écrasé de chaleur, les collègues journalistes ont pu faire la confusion — ce que tout le monde a pensé — et ainsi l'information a commencé à circuler sur le web.

Pour les défenseurs libéraux de Samodourov et Erofeïev, l'emblème “l'Orthodoxie ou la mort” a été, à l'évidence, un chiffon rouge, qui leur rappelait leurs combats de l'époque des dissidents du passé soviétique. Voilà peut-être aussi un aspect important qui a été largement occulté dans les comptes-rendus de l'affaire. De fait, le commissaire artistique, Iouri Samodourov, provient du même mouvement dissident soviétique que le lauréat du prix Nobel de la Paix Andreï Sakharov [11] dans les années 1970-80s, et fut un des membres fondateurs de l'organisation de défense des droits de l'homme Memorial [12].

Cependant, M. Samodourov considérait l'opposition au pouvoir soviétique comme un acte non pas politique, mais culturel. Ce qui, sans doute, non seulement lui donna une place à part dans la dissidence, mais lui permit aussi de rester d'actualité dans le débat russe alors que la société dans son ensemble trouvait la dissidence obsolète. En sa qualité de directeur du musée Sakharov [13], M. Samodourov devint en février 2006 un protagoniste actif de la polémique des caricatures danoises de Mahomet [14], en annonçant une exposition à Moscou de ces dessins. C'est ainsi que toute la carrière artistique de M. Samodourov a été un attelage de la société comme art et de l'art comme société. M. Samodourov et ses actions pourraient être devenus une oeuvre d'art postmoderne personnifiée, en gommant les frontières entre art et société.

Quels effets aura alors l'affaire “Art interdit” sur le débat de société ? L'utilisateur LJ et poète Vitaly Kaplan, de façon critique, essaie de brosser un tableau plus global [15] [en russe] de la façon dont l'art a été amené à divulguer les tendances plus générales de l'évolution des phénomènes de société dans la Russie  actuelle :

Pour commencer, il y a l’ “extrait sec” qui une fois mouillé prend une multitude de sens. Ainsi, l'exposition “Art interdit – 2006″ est bien une dérision des sentiments des croyants. Mérite-t-elle la condamnation de la société ? Oui. Fallait-il aller en justice ? C'est là que j'ai des doutes. Qu'est-ce que je pense du verdict ? Je me réjouis qu'on n'ait pas mis Erofeïev et Samodurov en prison. Qu'est-ce que je pense de la polémique sur Internet ? Je dirais que c'est une bataille d'étendards avec des clebs rouges.

Maintenant, les détails. D'abord, concernant la dérision contre les sentiments religieux. Le problème est que la plupart des protagonistes de la querelle, quelle que soit leur position, ne comprennent absolument pas de quoi il s'agit. Les défenseurs d'Erofeïev et Samodourov soupirent avec indignation : Ah, ces Orthodoxes ! Un rien les offense ! S'ils étaient aux commandes, chaque homme serait forcé de se faire pousser la barbe, et les femmes de porter un foulard, ils raseraient les “McDonald's” et incendieraient pareil mosquées et synagogues. Puisque tout ce qui ne coïncide pas avec leurs idéaux orthodoxes blesse la sensibilité de leurs sentiments religieux. Et les adversaires d'Erofeïev et Samodourov versent des larmes parce que les tableaux d'une exposition offensent les Russes et contredisent les traditions nationales, par leur terrifiant témoignage des idéaux perdus, comme une telle décadence des valeurs empêche la renaissance de la Grande Russie…

Il en résulte que l'effet “Art interdit” ne se borne pas à dresser l'une contre l'autre les perceptions des icônes postmodernes et médiévales, il sert aussi d'effigie à l'écart entre imagerie et réalité dans la société russe actuelle. Le grief initial des croyants orthodoxes était — en termes religieux — que les tableaux d’ “Art interdit” constituaient une profanation des icônes en tant que porteuses de messages divins, conformément à une tradition orthodoxe affirmant que la parole de Dieu ne peut être réduite à un texte, mais doit être représentée par des symboles. Ce qui est au coeur de l'affaire, c'est donc la transformation en icônes d'images dépeignant une métamorphose du divin en profane. Les icônes sont changées en une idolâtrie de symboles avec un message ambigu représentant la complexité de la société contemporaine.

Quel est l'incidence de la condamnation de MM. Samodourov et Erofeïev sur le ressenti de la société russe, et peut-elle servir d'indicateur de la direction prise par la liberté d'expression dans le pays ? Autant on aimerait avoir une réponse simple, autant la réalité garde sans doute plus d'un tour dans son sac. Il est probable qu'en s'emparant de l'ordre du jour avec une question qui transcende les frontières de l'art et de la société, le noeud du problème s'en trouve obscurci — un problème d'art ou de liberté d'expression, des deux ou de rien de cela. Pourtant, la société — en l'image de l'Etat — choisit de prendre position pour ou contre la liberté d'expression en termes de formes artistiques dont le but peut être en fait d'exploiter l'interaction inévitablement impliquée par une telle position.

Mais, au final, la question doit être posée des conséquences de cette prise de position pour l'évolution de la liberté de parole et d'expression dans la société russe. Là-dessus, sous le titre “L'art interdit coûte plus cher,” l'utilisateur LJ timur_nechaev77 propose son évaluation [16] [en russe]:

La sentence prononcée contre les organisateurs de l'exposition “Art interdit – 2006″ montre que ces dernières années, le prix à payer pour critiquer l'idéologie d'Etat – l'orthodoxie – a plus que doublé. En 2005, Iouri Samodourov a reçu une amende de 100 000 roubles pour l'exposition “Attention à la religion” qui provoqua un pogrom des extrémistes religieux de l'Eglise orthodoxe russe. A présent on a condamné Samodourov à en payer 200.000, et Andreï Erofeïev, 150.000 roubles. Bien sûr, le verdict ira en appel jusqu'à Strasbourg, et si la Cour Européenne prend le parti des pogromistes et fanatiques religieux de l'Eglise orthodoxe, alors, bien sûr, Erofeïev et Samodourov devront payer les amendes.

Bien que la société contemporaine n'en ait guère conscience, l'art touche peut-être au coeur des problèmes et évolutions de notre époque. Le rôle de l'artiste devient de plus en plus de pousser le bon bouton pour démarrer le débat de société sur des questions probablement plus profondes que l'art lui-même. L'art n'est alors rien d'autre que le symbole des tendances plus générales, et par là il se réinvente à sa manière par des mécanismes qui dépassent l'oeuvre particulière ou son auteur. Dans l'affaire de l'”art interdit”, le verdict peut être le signe avant-coureur de ce qui déstabilise le socle commun des valeurs dans la société russe. Est-ce bon, est-ce mauvais ? Là n'est pas le problème, et pourtant si, au fond, puisque tout devient part du spectacle, un happening, le (tristement) célèbre quart d'heure de célébrité [17].

“Des goûts et des couleurs, on ne discute pas” disaient les Romains, et l'art est loin au-delà de ce dont la société peut tenir les individus responsables. C'est une affaire de goût, qui est du choix de chacun — y compris le droit de soutenir ou contester les idées et croyances correspondant ou non aux siennes — sans que l'Etat s'en mêle. Qui pourrait juger ce qui est de l'art dégénéré ?