Le meurtre d'un journaliste de télévision et supporter de football, Iouri Volkov, en plein centre de Moscou le 10 juillet 2010, est devenu un événement abondamment discuté jusque sur la blogosphère. Sujet complexe, mêlant stéréotypes ethniques hostiles, criminalité, corruption policière et sous-cultures russes, qui a généré près de 7.000 commentaires, tweets et billets de blog. Deux rassemblements de rues ont réuni de 1.000 à 3.000 personnes pleurant la victime et posant une seule question : “Pourquoi ont-ils tué Iouri Volkov?”
Le meurtre s'est produit près de la station de métro Tchistye Proudy à 1 heure du matin le 10 juillet 2010. Selon la version [en russe] des amis de Volkov, un groupe de 9 amis rentraient chez eux lorsque l'un des délinquants bouscula l'un d'entre eux et provoqua une dispute. La bagarre fut immédiate et brève, et se solda par des coups de couteau mortels pour Volkov. Trois agresseurs – Akhmedpasha Aidayev, Bekhan Ibragimov et Magomed Suleimanov – furent appréhendés par la police dans les minutes suivant la rixe. Les témoins de la rixe les reconnurent, la police trouva le couteau ainsi que du sang sur les vêtements des agresseurs. La version policière officielle, dans son style de propagande soviétique, affirma sans réfléchir [en russe] que ce n'était qu'une querelle d'ivrognes. Ce qu'elle n'était pas.
Volkov était un actif supporter du club de football du Spartak [en anglais]. Les supporters de foot, et en particulier ceux du Spartak, sont connus pour leur violence excessive [en russe] et leur xénophobie [en anglais]. L'utilisateur LJ yermoloff en fait la description suivante [en russe] :
из всех клубов … именно спартаковских болельщиков провожают до метро. именно их держат в тройном оцеплении ментов. именно они мне, идущему в пиджаке с экзамена, разбивают лицо.
L'utilisateur LJ d2om, a pourtant soutenu [en russe] que Iouri avait été un “supporteur responsable et correct.”
En même temps, les supporteurs de football ont une forte solidarité de groupe et disposent de larges réseaux en ligne, dont certains échappent aux moteurs de recherche. C'est au travers des forums Internet de supporters que quelques milliers de personnes ont été mobilisées pour descendre dans la rue rendre hommage à Volkov. La première et la deuxième commémoration ont été bien documentées par les blogueurs (photos et vidéos disponibles ici, ici et ici [ces liens en russe]).
Les organisateurs des commémorations ont été très stricts [en russe] sur l'interdiction de toute récupération politique de la manifestation. Les médias conventionnels ont tenté de la qualifier de “rassemblement de skinheads” (une étiquette communément collée aux supporters de foot), même si les photos prouvent que ce n'est pas tout à fait vrai. Des “skinheads” se sont certes joints à la commémoration, mais n'en étaient pas une part significative. Ce crime violent commis au centre de Moscou a ému autant les ultra-nationalistes que les apolitiques.
Un détail important concernant les agresseurs – ils sont tous d'origine tchétchène [en anglais] – a placé l'affaire dans le cadre des complexes relations interethniques en Russie, et, en particulier, russo-tchétchènes [en anglais]. L'utilisateur LJ varfolomeev écrit :
Если бы убийцами этого несчастного 23-летнего мальчика оказались не чеченцы, а представители какого-либо иного народа, шума и общественного возмущения было бы столько же? И также бы собирались сотни людей, чтобы почтить память жертвы, устраивались бы флешмобы, и авторитетные блогеры писали бы о зачатках гражданского общества, если бы убийцами были, скажем, такие же москвичи как и сам Волков ?
Les groupes nationalistes et néo-nazis de blogueurs ont rejoint avec zèle (et finalement mené) la discussion sur l'affaire, insistant sur la nationalité des agresseurs. Pendant les rassemblements de commémoration, des graffiti reprenant des slogans xénophobes (“Les Tchétchènes tuent les Russes,” “La guerre chez vous,” “Un Russe tué par les Tchétchènes”, “Moscou est un territoire de guerre”) sont apparus sur les murs des immeubles voisins.
Une série de blogueurs connus n'ont pu rester neutres dans cette histoire et se sont attachés à suivre le discours nationaliste sur l'affaire. Comme l'a écrit l'utilisateur LJ voland-bride :
Много топовых блоггеров среагировали на смерть Юры Волкова, много написали о том, что совсем беззащитным москвичам жить не дают, но никто не удосужился покапать по этому делу поглубже -ведь не все так просто. Вообще, смерть футбольного фаната от ножа “понаехавших” это штука, требующая серьезного журналистского расследования, а не догадок с примесью шовинизма.
За работу взялась пропагандистская машина националистов, а где работает машина, там, как известно, правды мало.
La machine de propagande des nationalistes était lancée, et là où il y a une machine, on sait bien qu'il y a peu de vérité.
Un autre aspect de l'affaire – la corruption dans la police russe – a été soulevé parce que deux des trois agresseurs avaient été remis en liberté (ce serait grâce à un pot-de-vin donné à la police). Certains blogueurs ont cru savoir [en russe] que cette mesure de clémence avait été prise à cause de la pression des représentants de la diaspora tchétchène sur l'enquête.
Evgueni Valyaev, secrétaire de presse de “Russkiy Obraz” (“L'image russe”), un mouvement nationaliste d'extrême-droite, a mis en ligne [en russe] une capture d'écran du forum Islam.ru, où une supposée soeur de l'un des agresseurs essayait de collecter l'argent d'un pot-de-vin (250.000 roubles, ou 6.400 €), pour “libérer” son frère de la police (l'identité de l'auteur n'a pas été vérifiée).
Le blogueur stroev_sergey a commenté à la fois la corruption et l'orientation nationaliste de la discussion :
…ЛЮБАЯ диаспора может откупить, отмазать своего члена. Кроме русских. У которых нет диаспоры. Потому что русские всегда жили в симбиозе со своим государством и если это государство оказалось антирусским, то русские оказались людьми второго сорта, за которых НИКТО, НИКОГДА не заступится.
L'amie de Iouri (son nom n'est pas révélé) a commencé [en russe] un blog sur LiveJournal, dans la crainte que la police mette un frein à l'affaire sous la pression de la “diaspora” et des supposés pots-de-vins. Le blogueur populaire teh_nomad a lancé une flashmob silencieuse, proposant aux gens de republier l'image noire avec la question “Pourquoi ont-ils tué Ioura Volkov?” Le même slogan est apparu [en russe] pendant plusieurs matchs de football.
Voici ce qu'écrivit l'amie de Iouri :
Я сейчас сижу, пишу это, а мне страшно.
Страшно, потому что я девушка. Страшно, потому что на месте трагедии появлялись по нескольку раз какие-то непонятные личности, которые фотографировали людей и исчезали.
Страшно, потому что если что-то приключится со мной, то все так и увязнет в виде RIP'a на гостевухах.
J'ai très peur, parce que, s'il m'arrive quelque chose, tout ce qu'il y aura se limitera à des condoléances en ligne.
Dans toute l'affaire, c'est le point de vue des Tchétchènes qu'on a le moins entendu. Ramzan Kadyrov, le président de la république de Tchétchénie, a publié [en russe] un article de généralités sur ce qu'il y a d'inacceptable à stigmatiser des nations entières pour les crimes des individus. Timour Aliev, un conseiller de Kadyrov, s'est efforcé de comprendre l'incident :
[…] Один мой товарищ несколько лет назад рассказывал мне, что в Москве невозможно жить без ножа. Иначе легко стать жертвой гопников. Ночью на него напали четверо. Хотели то ли ограбить, то ли избить. Он достал нож и бросился на них. Они разбежались.
[…]
К чему это я пишу?
Я не борец, не боксер и не каратист. И лично мне очень не хотелось бы стать объектом избиения. Это, прежде всего, унизительно. Наверное, я бы предпринял все возможное, чтобы не стать этим самым “объектом”.
[…]
Pourquoi j'écris cela ?
Je ne suis ni lutteur, ni boxeur, ni karateka. Et personnellement, je ne voudrais vraiment pas me faire passer à tabac. C'est dégradant, par-dessus tout. Probablement, je ferais tout ce qui est possible pour ne pas subir cela.
Le meurtre de Iouri Volkov n'est sûrement pas le dernier de la longue liste des multiples crimes ethniques commis par les Russes comme les non-Russes à Moscou. Il est cependant de ceux qui ont provoqué les réactions les plus actives chez les Moscovites durant ces quelques dernières années. Entre autres, il a souligné le manque total de confiance envers la police et la procédure judiciaire (avec pour preuve la libération de deux des trois agresseurs peu après l'incident), et un niveau élevé de corruption policière combinée à la répugnance des médias conventionnels à couvrir un sujet aussi sensible. L'affaire a aussi mis en lumière le pouvoir mobilisateur des réseaux en ligne de supporters et la facilité à incorporer un discours nationaliste dans des événements aussi dramatiques.