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Les petits secrets de la censure tunisienne

Catégories: Tunisie, Cyber-activisme, Liberté d'expression, Médias citoyens, Technologie, Advox

Cet article de Sami Ben Garbia [1] (responsable de notre site Global Voices Advocacy [2]) et Astrubal [3] a été publié sur Read Write Web France [4] le 17 août 2010 et est reproduit avec son aimable autorisation. La version en anglais est disponible ici [5].

Nous avons appris que la cen­sure [6] impo­sée illé­ga­le­ment à des cen­taines de blogs et de sites tuni­siens [7] et étran­gers [en Tunisie] a été « levée » tem­po­rai­re­ment durant la mi-journée du lundi 16 août 2010.

Bien que les infor­ma­tions sur cette « levée » soient encore contra­dic­toires – cer­tains affir­maient qu’il n’avaient pas accès à cer­tains sites, pour­tant acces­sibles à d’autres – il est encore tôt pour tran­cher sur ce qui s’est vrai­ment passé au niveau de la machine à cen­su­rer tunisienne, qui reste, rappelons-le, obs­cure, top secrète et cen­tra­li­sée au plus haut niveau de l’Etat et n’est en aucun cas entre les mains des quelques four­nis­seurs tuni­siens d’accès à Internet (FAI) ; même si, et par excès de zèle, ils ont la pos­si­bi­lité d’ajouter une couche sup­plé­men­taire de cen­sure visant leur clientèle.

Ainsi, nous avons appris que l’accès à Fli­ckr, le site de par­tage d’images (cen­suré le 22 avril 2010) ainsi que les sites de par­tage de vidéos, blip.tv et wat.tv (res­pec­ti­ve­ment cen­su­rés le 22 et le 28 avril 2010), a été réta­bli. Idem pour de nom­breux sites d’actualité français et arabes.

Très curieu­se­ment, durant ce même laps de temps, qui n’a duré quelques heures, l’accès aux deux sites popu­laires de par­tage de vidéos, Dailymotion et Youtube (res­pec­ti­ve­ment cen­su­rés le 3 septembre, 2007 et le 2 novembre, 2007) n’a pas été débloqué. Chose qui sou­lève des ques­tions – mais sur­tout apporte des éléments de réponse – sur la nature, ô com­bien dis­crète, de l’infrastructure de la cen­sure en Tunisie.

Durant ce laps de temps qui n’a duré que quelques heures, sus­ci­tant plein d’espoirs parmi les usa­gers du Net tuni­siens, beau­coup se sont posé la ques­tion de savoir pourquoi Youtube et Dailymotion sont resté inac­ces­sibles alors que d’autres sites du web social, comme Fli­ckr, étaient consul­tables à par­tir de la Tunisie ? Pourquoi la page française sur la bio­gra­phie de Ben Ali sur Wikipédia [8] était inac­ces­sible alors que les sites des par­tis de l’opposition tuni­sienne, actuel­le­ment cen­su­rés, avaient été débloqués ? Pourquoi le blog col­lec­tif Nawaat [9] était acces­sible alors que sa page sur Twit­ter [10] était por­tant bloquée ?

Afin de com­prendre ce qui s’est vrai­ment passé, et de là se pro­non­cer s’il s’agit d’un chan­ge­ment de stra­té­gie au niveau de l’organe de la cen­sure; il est utile de cla­ri­fier d’abord les tech­niques de fil­trage appliquées en Tunisie.

On peut résu­mer la cen­sure tuni­sienne à quatre pro­cé­dés [11]. Ces quatre tech­niques ont été adop­tées par le cen­seur tuni­sien à des moment variés de l’histoire du Net tuni­sien, puis gra­duel­le­ment com­bi­nées pour for­mer ainsi l’une des machines les plus répres­sives dans le monde de la cen­sure en ligne.

Ainsi, et afin de répondre aux ques­tions sou­le­vées ci-dessus, rap­pe­lons les faits suivants :

Cet inci­dent très révé­la­teur de la brève « levée » de la cen­sure, nous a offert, et pour la pre­mière fois, des indi­ca­tions extra­or­di­naires sur la sophis­ti­ca­tion de l’infrastructure tech­nique du fil­trage en Tunisie.

En ce sens, s’il s’était agi d’une opé­ra­tion de main­te­nance, ceci nous amène à rele­ver qu’il existe au moins deux sous-infrastructures indé­pen­dantes, l’une dédiée au fil­trage des DNS, et la seconde au fil­trage des mots-clé au sein des URL et au fil­trage des IP (et peut-être il y aurait une troi­sième couche, spé­cia­le­ment dédiée aux numé­ros des adresses IP).

De ce fait, si une couche de fil­trage tombe en panne ou est neu­tra­li­sée pour une quel­conque rai­son, telle une main­te­nance ou une mise à jour du ser­veur, la seconde, et éven­tuel­le­ment la troi­sième, indé­pen­dantes qu’elles sont, conti­nuent à fonctionner.

Ainsi, nous sommes en mesure de conclure que ce récent inci­dent de « levée » tem­po­raire de la cen­sure n’a affecté en fait qu’une seule couche de la machine de la cen­sure en Tunisie, celle res­pon­sable du fil­trage des DNS. C’est en tout cas ce qu’on a pu rele­ver [le 16 août].

Si on prend l’exemple de Nawaat [9] (l’un des rares sites tuni­siens cen­suré et par DNS et par fil­trage par mots-clefs ), on a constaté que le fil­trage par DNS ne fonc­tion­nait plus pen­dant ce laps de temps alors que, durant ce même laps de temps, le fil­trage par mot-clé au sein de l’URL conti­nuait à fonc­tion­ner toujours aussi effi­ca­ce­ment. Par consé­quent, et durant cette courte « levée » de la cen­sure, nawaat.org était acces­sible sous son DNS alors que tous les URLs conte­nant la chaîne de caractères « nawaat » étaient bloqués (voir ci-dessous les copies d’écran du test effec­tué à par­tir de la Tunisie) :

censure-16-aout-dns-key-word-tunisie.png

Maintenant, l’autre ques­tion qu’on peut se poser et qui est aussi impor­tante est de savoir pourquoi la couche de fil­trage par DNS a-t-elle cessé de fonc­tion­ner pen­dant quelques heures alors que l’autre ou les autres couche(s) continuai(en)t à cen­su­rer « nor­ma­le­ment » tous les sites visés par un fil­trage par adresse IP, par URL et par mots-clés ?

Il est pos­sible que notre cen­seur tuni­sien soit en train de per­fec­tion­ner son contrôle sur l’infrastructure du réseau en vue d’un meilleur fil­trage des sujets « sen­sibles », voire même d’une ana­lyse plus rigou­reuse des paquets de don­nées tran­si­tant entre le réseau tuni­sien et le réseau international.

Une sophis­ti­ca­tion de l’infrastructure pour­rait être très utile à un fichage et un contrôle plus poli­cier des usa­gers du Net tuni­sien. Avec plus d’un mil­lion et demi de Tunisiens sur Face­book [16], des cen­taines de blogs de plus en plus cri­tiques, dont plus d’une cen­taine déjà cen­su­rés [7], et un stream assez poli­tisé sur Twit­ter [17] et autres sites du web social, le régime tuni­sien n’a d’autre choix que d’accentuer son contrôle sur le réseau par le biais d’une sophis­ti­ca­tion à la chi­noise de l’infrastructure de fil­trage et de traçage.

Toujours est-il, s’il y a eu une mise a jour de l’infrastructure, voir un autre cran de sophis­ti­ca­tion, n’hésitons pas tous à être vigi­lants et atten­tifs aux pro­cé­dés utilisés.

Il est aussi pro­bable qu’il s’agissait d’une « simple » mise à jour du ser­veur; plu­tôt que de débloquer tout le tra­fic, le cen­seur a main­tenu la ou les couche(s) du fil­trage par IP, par mots-clefs et par adresse IP tout en débloquant l’autre couche, celle du fil­trage par DNS. Une fois la mise à jour ou le chan­ge­ment de ser­veur effec­tué, tout est revenu à la « normale ».

Autres extra­po­la­tions, selon le Forum de « Démocratie Syndicale et Politique » [18], ceci pour­rait expliquer cette levée pro­vi­soire de la censure :

Il parait qu’une délé­ga­tion inter­na­tio­nale est en visite dans notre pays pour dis­cu­ter de la liberté de la presse et de la véra­cité des accu­sa­tions des acti­vistes de la société civile sur la cen­sure sur internet….nous nous atten­dons donc à ce que la levée de la cen­sure soit tem­po­raire juste le temps de leur­rer la délé­ga­tion ci-haut évoquée.

C’est en effet pos­sible, mais peu pro­bable pour la rai­son sui­vante : en cer­taines cir­cons­tances, il est arrivé au cen­seur tuni­sien de débloquer cer­tains sites pour jus­te­ment leur­rer l’opinion publique Internationale. Nous avons connu ça lors du SMSI [19] et lors de cer­taines mani­fes­ta­tions inter­na­tio­nales en Tunisie.

Mais à chaque fois, cela s’est limité à cer­tain sites comme ceux des par­tis poli­tiques actuel­le­ment cen­su­rés. Ainsi, cette levée pro­vi­soire n’a jamais été si sys­té­ma­tique que celle que nous avons connue hier, mais toujours au cas par cas. En tout état de cause, durant ces paren­thèse de « liberté », jamais le blog de nawaat ou celui de Tunisnews n’ont échappé à la vile­nie des filtres de la censure.

Bien sûr que tout cela demeure des spé­cu­la­tions. Ce n’est qu’un effort de notre part d’essayer de mieux com­prendre un des sys­tèmes de répres­sion les plus secret de la Tunisie et contri­buer à démys­ti­fier ses pro­cé­dés. Et évidem­ment, nous invi­tons toute per­sonne ayant d’autres infor­ma­tions à les rendre publiques, et à for­tiori, il est peut-être tant pour que d’anciens col­la­bo­ra­teurs de ce sys­tème répres­sif révèlent enfin ce qui peut aider la Tunisie à ce débar­ras­ser de ce mal.

De toute façons ce n’est qu’une ques­tion de temps, tôt ou tard, des révé­la­tions de la part de ceux qui sont aujourd’hui impliqués dans cette cen­sure auront lieu. Aussi, nous rap­pe­lons encore notre adresse email : nawaat [ @ ] gmail [ dot ] com. Notre site [9] est toujours ouvert à tout col­la­bo­ra­teur. Il va de soi que ces col­la­bo­ra­teurs ont la garantie abso­lue de la confi­den­tia­lité de leur identité.