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Russie : une survivante du siège de Beslan raconte

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Catastrophe naturelle/attentat, Cyber-activisme, Droit, Droits humains, Gouvernance, Guerre/Conflit, Histoire, Jeunesse, Médias citoyens, Politique, RuNet Echo
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Le premier anniversaire de la tragédie de Beslan, en 2005. Photo de Natasha Mozgovaya

[Liens en russe ou en français] Agunda Vataeva (agunya sur LiveJournal) était une adolescente de 13 ans prête à entrer en 4ème le 1er septembre 2004, le jour où sa mère, elle-même, et plus de 1 100 autres personnes ont été prises en otage [2] dans l'école N°1 de la ville de [3]Beslan [4], en Ossétie du nord. Elle a survécu au siège de trois jours. Sa mère, qui était professeur, non. Des 334 otages qui ont perdu la vie il y a six ans, 186 étaient des enfants.

Agunda est maintenant une étudiante de 19 ans. Ces derniers jours, elle a publié en trois épisodes son récit des événements (en russe) du 1er, 2 et 3  septembre 2004 sur ses blogs sur LiveJournal [5] et sur le site de la radio Écho de Moscou [6].

Elle écrit en introduction de son premier billet [7] :

Quand j'étais à l'hôpital, juste après avoir reçu un ordinateur portable, j'ai commencé à noter ce dont je me souvenais de ces trois jours où j'ai  été otage. Six ans plus tard, j'aimerais publier ces notes que j'ai écrites alors [quand les souvenirs étaient encore précis]. […]

Sur son blog sur le site Écho de Moscou [8], son récit du 1er septembre a été lu 7 554 fois et a généré 55 commentaires à l'heure de la rédaction de ce billet.

Agunda commence son récit par la description d'un matin festif, mais pourtant ordinaire, chaud et très ensoleillé, son trajet jusqu'à l'école avec sa mère, les derniers préparatifs pour les cérémonies d'ouverture de la nouvelle année scolaire, les conversations banales avec ses amis, brusquement interrompues par des coups de feu :

[…] Je me suis retournée, et j'ai vu trois garçons courir vers la sortie, et derrière eux, un homme en treillis, avec une barbe noire épaisse. Il courait après les garçons et tirait en l'air. J'ai pensé : “Quelqu'un fait une mauvaise blague, ça doit être une farce, ou alors encore un nouvel exercice de sécurité.” Ces pensées ont changé dès que la fusillade a commencé de tous les côtés, et qu'ils ont commencé à nous pousser vers le local de la chaudière. On était serrés les uns contre les autres. Des fleurs écrasées, des chaussures, des sacs étaient éparpillés sur l'asphalte. .[…]

Agunda et deux de ses amies proches se sont ensuite retrouvées prisonnières dans le gymnase de l'école, avec des centaines d'autres otages :

[…] Les gens paniquaient, on était hystérique. Pour nous faire taire, Ils ont attrapé un homme et ont menacé de l'exécuter si on ne faisait pas silence. On essayait, mais la peur et la panique étaient les plus fortes. On a entendu un coup de feu. Ils l'ont tué…C'est à ce moment là que le silence est tombé, un silence de mort, littéralement. Seuls les pleurs et les cris des enfants l'interrompaient […]

Peu après, la mère d'Agunda a été autorisée à rejoindre sa fille :

[…] On lui a tout de suite demandé ce qui allait arriver, s'ils allaient nous relâcher ou pas. […] Maman parlait très calmement, elle disait que tout irait bien, qu'on nous sauverait. Mais quand je l'ai regardée, j'ai vu que même maman ne savait pas comment ça allait finir, elle essayaient juste de nous calmer, comme avec ses élèves, comme avec des enfants. Des enfants – on était rien d'autre que des gosses terrifiés à ce moment. […] Dans une situation pareille, même les ADULTES les plus solides se transformaient en gamins pleurnicheurs. […]

D'autres souvenirs du Jour 1 du siège :

[…] Un homme armé est passé, puis il s'est arrêté brusquement, […] a regardé Madina [une amie de Agunda] et s'est mis très en colère. Il lui a lancé quelque chose comme une veste en disant : “Couvre ta honte !” Ses genoux étaient nus, et, terrifiée, elle s'est couverte tout de suite. Je me suis sentie un peu mieux après ça. “Au moins, ils ne vont pas nous violer” j'ai pensé.

[…]

Le temps passait lentement. Il faisait chaud, terriblement chaud. Nous avons quitté tous les vêtements qu'il était possible d'enlever sans être indécents. Il n'y avait pas beaucoup d'espace, on était assis sur un banc. […]

[…]

[…] Il était environ 20h quand il a commencé à pleuvoir […]. On était assis devant la fenêtre cassée et on attrapait les gouttes de pluie avec nos langues – nous avions soif à ce point. Maman n'arrêtait pas de me couvrir, moi et les filles, avec sa veste, mais je m'échappais toujours pour attraper un peu de pluie. C'était si bon – je crois que  c'est le meilleur souvenir de cet enfer. […]

Avant le déjeuner, d'ailleurs, Ils ont essayé d'installer une télévision dans le gymnase (pour distraire les otages avec les bulletins d'informations, de toute évidence), mais [ça n'a pas marché]. Ils nous ont dit que d'après les nouvelles à la télévision, il y avait 354 otages. On était […] scandalisés. […]

[…]

Toute la nuit, on a dormi en alternance par deux, pendant une heure. Quand Madina et moi étions assises sur le banc, maman et Zarina dormaient par terre. Une heure plus tard, on échangeait nos places. […]

Dans les note du 2 septembre [9] (lues 9 626 fois, 92 commentaires sur le blog du site Echo de Moscou [10]), Agunda décrit, entre autres choses, les conversations téléphoniques des preneurs d'otages, leurs revendications  (qui comprenaient le retrait des troupes russes de la Tchétchénie [11] voisine et la reconnaissance de son indépendance), la visite de Rouslan Aushev [12], l'ancien président de la république voisine d’Ingouchie [13], et la libération qui s'en est ensuivie de “11 femmes qui allaitaient et de 15 nourrissons [14]“, une libération qui avait fait reprendre espoir à Agunda.

Le récit du Jour 3 du siège a été le plus difficile à écrire pour Agunda, et c'est le plus dur à lire :

[…] C'est le jour dont je me souviens le mieux, et pendant trop longtemps ces souvenirs m'ont fait souffrir, m'empêchant de les écrire. […]

Au jour de publication, le récit de la journée du 3 septembre [15] avait été vu 16 185 fois et avait généré 178 commentaire sur le blog du site Echo de Moscou [16] (et ces statistiques augmentent sans cesse).

Agunda décrit son épuisement et celui des otages, la soif et le désespoir :

[…] Pendant tout ce temps, le cousin de Zarina, qui entrait au CP, était avec elle, et elle était très inquiète pour lui. Le troisième jour, il était extrêmement faible et n'arrêtait pas de demander de l'eau.  Elle a récupéré de l'urine quelque part, dans une vieille boite cassée, et elle la lui donnait par petites doses, en épongeant son front et son propre visage avec ça.  Je n'ai pas pu surmonter mon dégoût, ou peut-être que je n'avais pas encore soif au point de boire ça. […]

Vers 13 heures, écrit Agunda, les preneurs d'otages ont annoncé que les soldats russes se retireraient de Tchétchénie et que, si ces informations étaient confirmées, ils commenceraient bientôt à libérer les otages :

[…] Ce fut le moment où j'ai eu envie de pleurer pour la première fois depuis ces trois jours, parce qu'il y avait un peu d'espoir maintenant qu'on allait sortir de là. Et puis…J'ai perdu connaissance, et quand je suis revenue à moi, tout tombait, les gens étaient à terre tout autour. La première chose que j'ai vu quand je me suis relevée était un corps en flammes, brulé, d'un des terroristes. […]. Ils ont commencé à crier que ceux qui étaient vivants devaient se lever et sortir du gymnase, dans le hall. Je ne sais pas pourquoi, mais maman et moi on s'est levé et on s'est dirigé vers la sortie […] Près de la porte, j'ai vu quelque chose auquel je pense encore, quand je repense à l'attaque terroriste…J'ai vu le corps d'une petite fille maigre et quand j'ai regardé au-dessus de son cou, j'ai réalisé que je ne voyais pas la partie supérieure de son crane […]. Ça a été le moment le plus terrifiant, et c'est à ce moment-là, je suppose, que j'ai compris que tout ça se passait vraiment dans la réalité. […]

Au cours des minutes suivantes, une autre explosion, un autre carnage et l'horreur. Agunda était sérieusement blessée, mais toujours capable de bouger. Ce n'était pas le cas de sa mère :

[…] Maman était étendue pas loin. “Ma jambe” elle disait. “Va-t-en”. Je ne me pardonnerai jamais de lui avoir obéi, de m'être détournée et d'être partie. Je ne sais pas ce que c'était. D'où est venue cette trahison.

J'ai rampé à quatre pattes vers la fenêtre cassée. Il y avait des fourneaux devant la fenêtre, et j'ai atteint le rebord de la fenêtre. Sur un de ces fourneaux, il y avait deux cadavres de garçons sans vêtements, émaciés. Ils avaient l'air d'être frères. Leurs yeux… […]

J'étais à un mouvement de la rue quand ma jambe a glissé dans une cavité. Je pouvais à peine sentir ma jambe, à ce point là, je n'arrivais pas à la trouver, je continuait à tirer dessus, mais rien ne venait. Notre police locale et les soldats m'attendaient déjà dessous. Ils me criaient : “Allez, mon cœur, allez, mon petit soleil !” Mais je n'y arrivais pas. Cette sensation de faiblesse et de désespoir m'a fait pleurer. Pour la première fois depuis trois jours, j'étais en train de pleurer. Mais ensuite, j'ai réussi à me reprendre et j'ai pu libérer la jambe. […]

Agunda poursuit en racontant comment elle a été évacuée à l'hôpital, comment elle a appris la mort de sa mère. Elle écrit sur ses amis et ses professeurs, qui n'ont pas survécu. Elle écrit sur ce que c'est de vivre avec la souffrance :

[…] Des gens meurent toujours à cause des conséquences de l'attentat. Les gens revivent toujours ces événements, encore et encore. Je ne vous en ai pas raconté la moitié, je suppose. La mémoire est une chose incroyable : on essaie d'oublier tout ce qui est mauvais, horrible, douloureux.

[…] Je vous raconte mon histoire. Tout ce qui est arrivé, arrivé dans ma chère école, aux gens que j'aime, et je crois que j'ai le droit de vous parler de ma souffrance. Ce que j'avais l'habitude d'appeler vie, à l'époque, m'a été arraché. […]

Les habitants de Beslan essaient de faire la lumière sur la vérité. Nous ne sommes pas très bons pour ça. L'enquête se poursuit depuis six ans déjà, mais elle n'a pas progressé du tout. Toutes les questions que nous posions alors restent posées aujourd'hui. […]

De nombreux blogueurs ont partagé le lien et cité des extraits du récit d'Agunda ces derniers jours. Beaucoup lui ont écrit pour lui dire qu'ils se souvenaient de ce qui s'est passé il y a six ans et comprennent sa souffrance et la souffrance des autres survivants.  Selon certains blogueurs [17](en russe), cependant, ni le Président Dmitry Medvedev, ni le Premier ministre Vladimir Poutine n'ont publié le moindre communiqué à l'occasion du sixième anniversaire de la tragédie de Beslan. Et le 1er septembre, l'un des lecteurs d'Agunda a laissé ce bref commentaire [18] (en russe) sur son blog sur le site Echo de Moscou :

Est-ce que les filles de Poutine ont lu ceci ?

[19]

Premier anniversaire de la tragédie de Beslan, 2005. Photo de Natasha Mozgovaya

D'autres photos de Natasha Mozgovaya [20] prises en 2005 à Beslan se trouvent ici [21]; son blog sur LiveJournal en russe est ici [22].

Les billets de Global Voices sur  Beslan : lien [23].