Les récentes émeutes sur la place du Manège [liens en anglais sauf mention contraire] à côté du Kremlin ont montré que les supporters de football russes sont devenus un groupe puissant capable de mobiliser par milliers pour un événement. La semaine dernière, ce fut la commémoration de Egor Sviridov, un supporter du club de football moscovite “Spartak”, tué lors d'une bagarre entre supporters le 6 décembre. La veillée tourna à l'émeute, et la foule s'en prit aux individus originaires des républiques du Caucase du Nord et d'Asie centrale, avec de nombreux blessés et un mort [en russe]. C'était la troisième veillée pour Sviridov, et toutes furent caractérisées par leur xénophobie et le mécontentement contre un système judiciaire incapable de poursuivre les meurtriers de Sviridov.
Les émeutes rapportées par la blogosphère
Egor Sviridov [en russe], un membre du club de supporters “Union”, d'après des témoignages [en russe] de ses amis, a été tué par un groupe de huit individus du Caucase. Les témoins affirment que les hommes ont abordé Sviridov et ses amis, et après une brève querelle ont commencé à tirer à l'arme automatique, les ont dépouillés et ont pris la fuite. L'un des agresseurs, du nom de Tcherkessov, aurait tiré 12 rafales, dont l'une atteignit Sviridov à la tête. Il fut rapidement attrapé par la police, qui appréhenda cinq autres agresseurs présumés, avant de les relâcher, apparemment sous la pression de leurs proches. RusNovosti fournit leurs photos.
Il y a quelques mois, une affaire analogue avait provoqué une manifestation pacifique. Iouri Volkov, un membre du club “Fratria” avait été tué dans une bagarre de rue. Ses meurtriers présumés furent relâchés et l'affaire classée.
Le premier rassemblement pour Sviridov se tint sur le boulevard de Kronstadt à Moscou, où Sviridov avait été tué, et se termina par un barrage sur Leningradski prospect, une artère majeure. L'utilisateur ВАХНОВ a filmé une vidéo d'un attroupement criant “Allez, les Russes” et “F…ez le camp d'ici” :
Le second rassemblement fut pacifique, au même endroit le matin du 11 décembre. Les supporters vinrent avec des fleurs puis se dispersèrent. Ilya Varlamov (l'utilisateur LJ Zyalt) a pris cet instantané :
Le troisième rassemblement, à peine quelques heures plus tard, tourna à la manifestation de masse, suivie par des attaques contre les personnes d'apparence non slave et des heurts avec la police. L'utilisateur pakea2 a mis en ligne une vidéo des échauffourées et des attaques contre les individus basanés :
Mobilisation en ligne
L'émeute a indubitablement été le sujet le plus discuté de RuNet de ces dernières semaines. A côté des nombreuses implications politiques et ethniques, une question importante est : comment s'est mobilisé un aussi grand nombre de manifestants ?
L'analyse des plus grands sites internet de supporters de football, comme fratria.ru, fanat1k.ru, et spartak.msk.ru, à l'aide des données en ligne disponibles, montre qu'ils ont tous accru leur audience. Le graphique ci-dessous fait apparaître que le principal bénéficiaire a été fanat1k.ru, qui veut dire “fanatique”, un site web lié aux hooligans du “Spartak”.
Un message de forum sur fanat1k.ru a été une source précoce d'information sur le meurtre de Sviridov. Il a réuni près de 1.500 commentaires et 200 pages vues. Le ton de cette discussion était nettement raciste et incitait à la riposte directe plus qu'au débat. L'utilisateur Zoidberg a été l'un des seuls commentateurs à suggérer d'au moins faire des vérifications sur l'affaire. Voici le ton sur lequel il lui a été répondu [en russe, accès sur inscription] :
Какие на ху_й разбирательства могут быть?! Русский убит чеченцами, этим всё сказано!
Zoidberg a reçu une vingtaine de commentaires le traitant de russophobe ou d'imbécile. La plupart des autres 1.500 commentaires étaient aussi mêlés de haine et de déception.
Les statistiques de fréquentation de sites sont importantes parce qu'elles révèlent que des sites comme fanat1k.ru créent des environnements qui incitent à la fureur collective.
Les commentateurs ont partagé de nombreux liens vers des sites internet néo-nazis, ce qui laisse entendre que les néo-nazis pourraient être derrière les veillées. Mais selon les chiffres sur les sites, l'activité des sites internet néo-nazis les plus bruyants reste inférieure à celle des sites de supporters de football. Eduard Limonov, le chef d'un mouvement gauchiste, a écrit que dans l'émeute du Manège [en russe], les provocateurs les plus actifs n'étaient pas nombreux, au plus 50.
Divers groupes Vkontakte ont été créés, dont beaucoup fermés ou sur invitation seulement, avec de cinq à dix-mille participants, prodiguant affiches et slogans anti-caucasiens. On peut en trouver des exemples ici et ici [en russe]. En même temps, Fratria, un des plus grands clubs de supporters, tentait de faire cesser la violence en dénoncant le soutien [en russe] à la veillée de la place du Manège, appelant les supporters à rester hors du centre de Moscou.
Plusieurs blogueurs ont relevé que les clubs de supporters sont liés au Kremlin et se rangent souvent contre les mouvements politiques d'opposition, comme lors de l’agression d'écologistes pendant l'été 2010. Le soutien tacite de l'élite pourrait expliquer la mobilisation, bien qu'on manque de preuves. Oleg Kashin a souligné sur son blog [en russe] que l'un des meneurs de la foule était un membre du mouvement de jeunesse pro-Kremlin “Nachi”. Le blogueur palmoliveprotiv a remarqué que l'un des provocateurs était un ancien membre d'un mouvement régional pro-Kremlin. L'utilisateur anticompromat a commenté qu'au bout du compte, le principal bénéficiaire de l'affaire était Vladimir Poutine, les émeutes ayant démontré à tous que la Russie avait besoin d'une main de fer et qu’ “il était prématuré de donner aux Russes les pleins droits politiques”.
Conclusions
En 2008, Floriana Fossato, une chercheuse réputée sur les médias russes, écrivait :
Les nationalistes ne voulaient tout simplement pas populariser leur cause, même en un temps de sensibilisation et mobilisation politique élevées, au-delà de leurs propres cercles. […] Une présence internet bien organisée ferait beaucoup pour diffuser ces idées et lancer des campagnes de propagande à beaucoup plus grande échelle. Mais leur monde reste replié sur lui-même.
Les ethno-nationalistes ont trouvé à présent un moyen d'étendre et de fusionner leur présence en ligne et sur le terrain. De la même manière, la fusion entre supporters de football et néo-nazis est une tendance mondiale et existe en Italie, en Allemagne et ailleurs. Alexander Tarassov, un chercheur sur le nationalisme russe, a écrit [en russe] que les premières étapes de cete fusion dans le contexte russe ont débuté en 2001 et se sont amplifiées. La crise économique et les récents meurtres non élucidés influent sur ce processus et ont contribué à la diffusion des idées nationalistes au milieu en ligne des supporters de football. Conséquence : les défenseurs de la justice, d'enquêtes responsables et de la réforme juridique ont été étouffés par une rhétorique plus élémentaire, plus perverse, et au final déshumanisante qui s'apparie bien à la violence de la rue.
“Le saut du monde opaque des forums de supporters de foot et de néo-nazis qui n'était guère lus à l'extérieur, sous le feu des projecteurs”, comme l'exprime Veronika Khokhlova, a eu lieu et menace de se propager. Une sous-culture de la rixe collective comme forme de distraction, où “Caucasien” est synonyme d'ennemi, a émergé sur la place centrale de la Russie. Même les télévisions neutralisées et apeurées de Russie ne peuvent l'ignorer, ni se tromper sur le message de ses protagonistes.