Russie : L'attentat de Domodedovo fait ressortir le décalage entre anciens et nouveaux médias

Domodedovo International Airport

L'aéroport international de Domodedovo , photo de swperman sur Flickr

Les nouveaux médias se sont avérés, dans la plupart des récentes situations d'urgence, une source significative d'information de première main. Si l'attentat de Domodedovo n'a pas été très différent à cet égard, le rôle des nouveaux média y a été dénaturé par des manipulations sophistiquées.

Frustration devant la couverture des mass média

Les articles des médias russes sur l'attentat dans le métro de Moscou en 2010 et la récente explosion à l'aéroport international de Domodedovo ont soulevé la question de la capacité des médias traditionnels russes à fournir une couverture adéquate de ce type d'événements. En mars 2010, les blogueurs avaient déjà exprimé leur indignation [en russe, comme tous les liens sauf mention contraire] devant le fait que la plupart des télévisions n'avaient pas interrompu leurs programmes de divertissements pour diffuser les nouvelles de dernière heure. Le même scénario s'est répété à Domodedovo.

Le blogueur Netdogg a écrit que le journalisme de qualité en Russie a été éliminé au profit d'une communication reposante. Le blogueur célèbre Alexey Navalny avance que l'événement symbolisait la fin des médias traditionnels :

Прямо сейчас мы наблюдаем окончательную смерть телевидения и традиционных СМИ как источника оперативной информации в кризисной ситуации. Информационные агентства, радио и тот же телек. Все цитируют сообщения из твиттера. Первый раз я об этом подумал, когда там транслировались “события на Манежной”, сейчас это стало очевидно. Первые полтора часа есть только твиттер.

Nous assistons en ce moment-même à la mort finale de la télévision et des médias traditionnels comme source d'information de première main en situation de crise. Agences d'information, radio et télévision – toutes citent l'information provenant de Twitter. La première fois que cela m'est venu à l'idée, c'était pendant la retransmission des “événements de la place du Manège,” mais maintenant c'est devenu évident. Pendant la première heure et demie, il n'y a que Twitter.

Comme l'a décrit Alexey Sidorenko [en anglais], un rédacteur de RuNet Echo, Twitter et les autres plate-formes de médias sociaux ont fourni une masse d'informations, photos et vidéos en direct qui ont été re-publiées et diffusées ultérieurement par les médias traditionnels. Le blogueur Rokoto a mené une analyse détaillée de la couverture médiatique de l'attentat de Domodedovo et soutient qu'avec Twitter on pouvait obtenir l'information à la même vitesse que le président. Le portail d'information “Slon” a effectué une analyse comparative d'où il conclut que “les chaînes de télévision ont complètement perdu la première heure et demie pendant laquelle on trouvait sur Internet information, photos et vidéos.”

Il faut cependant évaluer le rôle des médias sociaux en termes non seulement d'effet sur les médias traditionnels, mais aussi d'influence sur le contenu de la couverture.

L'affaire des chauffeurs de taxi

Une des histoires qui a le plus circulé sur les médias sociaux était que les chauffeurs de taxi auraient fait monter leurs prix de la course de l'aéroport vers Moscou. L'information a déclenché, non seulement la colère de la blogosphère, mais aussi une riposte active des blogueurs. Les hashtags #dmdhelp et #freetaxi furent créés pour organiser une assistance au transport et des listes de numéros de téléphone d'usagers de médias sociaux prêts à conduire gratuitement les passagers, distribuées en ligne.

Les premiers démentis de cette rumeur apparurent immédiatement, mais furent étouffées par la fureur des blogueurs contre les chauffeurs de taxi.

Quelques heures plus tard, le blogueur très lu Rustem Adagamov (drugoi) publia sous le titre “Solidarité civique” une photo de Reuters de trois jeunes femmes à l'aéroport tenant des panneaux écrits à la main : “Gratuit jusqu'au métro.” Mais les blogueurs affirmèrent qu'elles étaient des activistes du mouvement de jeunesse mal famé du Kremlin, “Nachi.” Un autre blogueur réputé, Anton Nossik, prétendit que l'assistance aux passagers était une nouvelle action de relations publiques des activistes qui avaient déjà tenté d'utiliser les situations d'urgence à fins politiques. Adagamov rétorqua que chaque action collective effectuée par un mouvement politique en Russie est qualifié de poudre aux yeux et qu'on néglige le fait que l'assistance effective, d'où qu'elle vienne, individu ou mouvement, est bonne à prendre. D'autres ont indiqué que les “Nachi” n'étaient pas les seuls à proposer de l'aide.

L'affaire des chauffeurs de taxi n'était pas élucidée pour autant. L'un des automobilistes qui publia en ligne son numéro de téléphone et alla à Domodedovo écrivit que les seuls appels qu'il reçut soit provenaient de journalistes ou contenaient des menaces. Ilya Varlamov est allé à Domodedovo et témoigna que le prix le plus élevé ne dépassait pas les 100$ usuels. En outre, a-t-il rapporté, “presque aussitôt, ‘Aeroexpress’ (le train Domodedovo-Moscou – G.V.) offrit le voyage gratuit aux passagers.”

Ilya Barabanov, rédacteur en chef adjoint du magazine libéral anglopone “The New Times” laisse entendre que l’ “affaire des chauffeurs de taxi” était une pure et simple manipulation politique :

Идея: перевести гнев с ментов и чекистов, которые прососали теракт, на таксистов – могла сработать. И твитили нашисты, политонлайны

L'idée :  détourner la colère contre les flics et les tchékistes, qui ont foiré l'attentat terroriste, vers les chauffeurs de taxi – ça pouvait marcher. Et ceux qui ont twitté (l'information sur les prix augmentés – G.V.) étaient les “Nachistes” et les Politonliners (agrégateur de médias sociaux propagandistes – G.V.).

Barabanov reconaissait qu'il n'était pas en mesure de trouver de preuve directe significative de son affirmation. Il expliqua en quoi la manipulation était aisée, ou qu'une seule affaire particulière pouvait grossir hors de proportion :

Журналисты-информационщики сегодня брали по максимуму и оперативно все и из соц.сетей. В такой запаре времени проверять нет.

Les journalistes d'actualités ont pris aujourd'hui les informations des réseaux sociaux autant et aussi vite que possible. Dans une telle course pas le temps de vérifier (l'information – G.V.)

Déséquilibre entre médias traditionnels et médias sociaux

Il n'y a pas de preuve que l'histoire des chauffeurs de taxi ait été une manipulation politique au départ. La perception du tableau peut s'expliquer par la nature des nouveaux média. L'effet des nouveaux média a été aussi puissant à cause du vide d'information causé tant par la politique éditoriale des médias traditionnels (minimiser la couverture) et la politique d'information des autorités (limiter l'accès des média à la scène de l'attentat). D'un autre côté, on voit que les média sociaux (du fait de leur caractère personnalisé) ont tendu à dramatiser et facilement répandu des rumeurs et des informations non vérifiées.

Comme le conclut Zyalt :

В блогах все обсуждают, как Твиттер заменяет СМИ. К сожалению, СМИ он не заменяет. […] СМИ просто не может дать в эфир сомнительную информацию, поэтому картинка там не такая яркая, как в блогах и Твиттере. Поэтому у многих создается ошибочное представление, что в СМИ недоговаривают всей правды, врут и умалчивают факты. Зато в Твиттере все пишут правду.

Sur les blogs, tout le monde discute maintenant de comment Twitter a remplacé les mass média traditionnels. Malheureusement, il ne les a pas remplacés. […] Les mass média ne peuvent simplement pas donner en direct des informations problématiques, c'est pourquoi le tableau n'est pas aussi coloré que sur les blogs et Twitter. C'est pourquoi beaucoup ont l'impression trompeuse que les mass média ne disent pas toute la vérité, qu'ils mentent et taisent des faits, tandis que sur Twitter tout le monde écrit la vérité.

La couverture de l'attentat de Domodedovo n'a pas que révélé des problèmes, elle a aussi apporté des solutions. Tout d'abord, les médias sociaux ont une certaine dose d'introspection, ils ne se contentent pas de couvrir les événements mais discutent aussi de cette couverture. Qui plus est, on peut voir des blogueurs (tels Varlamov) tenter d'obtenir davantage d'information directe sur le terrain.

Mais le sens des responsabilités des médias sociaux ne peut suffire à leur fiabilité de source d'information. Pour Anton Nossik, ils doivent s'adosser aux médias traditionnels :

Мы не будем узнавать новости из Твиттера ни сегодня, ни через 10 лет.
СМИ будут узнавать новости из соцсетей, и нам докладывать. На то они и СМИ. А Твиттер с Фейсбуком были, есть и останутся сырьём для их работы.

Nous n'apprendrons les nouvelles par Twitter ni aujourd'hui, ni dans 10 ans. Ce sont les mass média qui apprendront les nouvelles par les réseaux sociaux et nous les annonceront. C'est pour cela qu'on les appelle mass média. Et Twitter et Facebook continueront  à être la matière première des médias traditionnels.

En Russie, les médias traditionnels ne sont pas capables de remplir leur mission d'outil pour l'équilibre de l'information. Malgré le fait qu'en temps d'urgence la demande d'information augmente, les médias russes, et notamment la télévision, ont fait des efforts artificiels pour minimiser son rôle, pour essayer de réduire l'impact psychologique de l'attentat sur la population. L'idée que les média devraient cesser de “faire la communication des terroristes en couvrant les attentats” est populaire non seulement chez les autorités russes mais aussi parmi les consommateurs des média. Or réduire la couverture produit l'effet inverse, créant un vide d'information qui laisse plus d'espace aux rumeurs nées sur Internet, ce qui, à son tour, accroît panique et dramatisation.

De plus, comme les autorités limitent l'accès des journalistes traditionnels à la scène de l'attentat, la source majeure d'information visuelle est le contenu généré par les utilisateurs.

Non seulement les médias traditionnels, mais aussi les autorités elles-mêmes n'ont rien fait contre ce vide d'information. Dans un pays où le président et de nombreux hauts responsables utilisent Twitter, on pourrait s'attendre à ce qu'en situation d'urgence ces canaux servent à fournir de l'information crédible quand elle est particulièrement importante. Il ne fait aucun doute que tout tweet émanant d'une personne à responsabilités comportant une information sur la situation serait re-tweetée des centaines de fois et apporterait plus de certitude et d'équilibre.

Tandis que tous les Twitteurs gouvernementaux ont ignoré ce canal d'information, le seul Twitteur “officiel” à s'en apercevoir fut @KermlinRussia, le populaire compte bidon du président. Quelques minutes après l'attentat, il mettait fin à son style satirique et se mit à poster de l'information réelle, vérifiée et utile.

A côté des médias tant anciens que nouveaux, et des autorités, le quatrième acteur important, la société, avait influé sur les effets médiatiques observés. Dans un billet ému, angry-ksen décrivait l'ambiance d'apathie régnant parmi la plupart de ses amis moscovites :

Сегодня в Москве произошёл «очередной теракт». Это уже даже не новость. Это меньше, чем новость. Это – само собой, как сугробы зимой, отключенная вода летом, опаздывающие троллейбусы и стервозные продавщицы. Это не новость, потому что это нечто обыденное. Ну, взрыв. А у меня, между прочим, чайник кипит. Или мне, как говорится, чаю не пить? <…>Несколько человек посоветовали мне не смотреть новости, чтобы не портить себе настроение. Ещё несколько сказали, что новости всё равно не смотрят и посему настроение у них постоянно-стабильно великолепное.<…> Меньше умерло сегодня в Домодедово, чем нас уже давно неживых ходит по Москве.

Aujourd'hui s'est produit à Moscou “un nouvel attentat terroriste”. Ce n'est même pas une information. C'est moins qu'une information. C'est quelque chose d'aussi commun que les congères en hiver, l'absence d'eau chaude en été, les trolleybus en retard et les vendeuses impolies. Ce n'est pas une information parce que c'est de la routine. Une bombe, et alors ? D'ailleurs, j'ai la bouilloire qui chauffe. Ou ça m'empêcherait de prendre le thé ? <…> Plusieurs personnes m'ont conseillé aujourd'hui de ne pas regarder les informations pour ne pas me gâcher mon humeur. Certains ont même dit qu'ils ne regardent de toute façon pas les informations et qu'ainsi ils sont toujours d'excellente humeur. <…> Il y a eu aujourd'hui à Domodedovo moins de morts que de morts vivants marchant dans les rues de Moscou.

Anton Nossik conclut sur une note relativement optimiste :

Что же касается телевидения — оно умерло не тогда, когда его бригада опоздала на 2 часа в «Домодедово». Оно умерло, когда захотело за нас решать, что мы хотим смотреть: новости, сериал или «Большую стирку». В 2011 году такие решения принимает зритель.

Concernant la télévision – elle n'est pas morte de ce que son équipe est arrivée avec deux heures de retard à Domodedovo. Elle est morte quand ils ont décidé ce que nous voulons regarder : informations, séries ou “La Grande Lessive” (une émission populaire russe de télé-réalité – G.V.). En 2011, cette décision sera prise par l'audience.

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