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Portugal : La mobilisation de la génération “stupide mais qui s'en sort”

Catégories: Europe de l'ouest, Portugal, Gouvernance, Jeunesse, Manifestations, Médias citoyens, Politique, Travail

Les hostilités ont commencé. Le 12 mars, dans de nombreuses villes du pays et aussi à travers toute l'Union européenne, la jeunesse portugaise est descendue dans la rue. Selon les organisateurs, la manifestation Geração à Rasca [La génération qui s'en sort] est une  “manifestation non partisane, laïque et pacifique  visant à renforcer la démocratie participative dans le pays [1]“. Elle est née d'un événement spontané sur Facebook et en moins d'un mois a réuni plus de 50 000 [à présent: 64 639] personnes souhaitant y participer :

Poster for the "Scraping By" Generation Protest from the event created on Facebook [2]

Affiche pour la manifestation: “La génération qui s'en sort” organisée suite à l’événement Facebook

Nós, desempregados, “quinhentoseuristas” e outros mal remunerados, escravos disfarçados, subcontratados, contratados a prazo, falsos trabalhadores independentes, trabalhadores intermitentes, estagiários, bolseiros, trabalhadores-estudantes, estudantes, mães, pais e filhos de Portugal. Protestamos:
– Pelo direito ao emprego! Pelo direito à educação!
– Pela… melhoria das condições de trabalho e o fim da precariedade!
– Pelo reconhecimento das qualificações, competência e experiência, espelhado em salários e contratos dignos!

Nous, les chômeurs, ceux qui gagnent “500 euros” par mois et tous les autres à savoir, les bas salaires, les esclaves déguisés, ceux travaillant pour la sous-traitance,  les intérimaires, les faux “travailleurs indépendants” [engagés comme tels par les employeurs pour éviter de payer les cotisations sociales], les intermittents, les stagiaires, les boursiers, les travailleurs étudiants, les mères, pères et enfants du Portugal, nous manifestons :
– pour le droit à l'emploi ! Pour le droit à l'éducation !
– pour l'amélioration des conditions de travail et pour la fin de la précarité !
– pour une reconnaissance de nos diplômes, de nos compétences et de nos expériences se traduisant par des salaires et des contrats dignes !

Le sous-emploi en toile de fond

En décembre dernier, un journaliste de la radio d'information TSF [3]a repris une série de données de l'Institut national des Statistiques indiquant que “plus de 300 000 jeunes ne travaillaient pas”. Sur le site internet de celle-ci, ce même journaliste a déclaré le 24 février [4]que “23% des jeunes était au chômage, 720 000 d'entre eux travaillaient en CDD et qu'une hausse de 14% des reçus verts [travailleurs affiliés au régime des auto-entrepreneurs] avait été enregistrée ces trois derniers mois.”

Sur le blog Epígrafe (Epigraphe), Ricardo Salabert, du mouvement FERVE [5](BOIL, un acronyme pour “Marre de ces reçus verts”), explique [6] le lien existant avec le marché du travail:

Os recibos verdes são um modelo de facturação aplicável aos trabalhadores independentes, i.e., às pessoas que prestam serviços ocasionais para entidades várias (empresas ou particulares). São exemplo disso os médicos, os arquitectos (entre outros) que podem passar recibos verdes aos seus clientes, não tendo de se estabelecer como empresa.

Les Reçus verts sont un modèle de facture dont se servent les auto-entrepreneurs c'est-à-dire les personnes qui fournissent des services occasionnels aux entreprises ou aux personnes. Par exemple, les médecins, les architectes (entre autres) peuvent les utiliser pour facturer leurs clients sans avoir à créer une entreprise.

C'est ainsi que s'accroît la part des travailleurs qui n'ont ni protection sociale (en cas de maladie, grossesse, décès d'un de leurs proches), ni congés et ne bénéficient d'aucune aide. Ces travailleurs peuvent être licenciés à tout moment par l'employeur et en toute légalité car ils n'ont aucun lien juridique avec l'entreprise. Des dizaines de milliers de Portugais, toutes générations confondues, ont ce statut de “faux  reçus verts” et fournissent des services aux entreprises au même titre que ceux ayant un contrat de travail au sens du Code du Travail (article 12) [7], ce qui de fait les maintient dans ce statut de “précaires”.

Lorsque la musique soutient l'action

Certains l'appellent la Génération des Ni-Ni comme l’explique  [8]Rui Rocha sur le blog Delito de Opinião (Délit d’ Opinion):

Nem estudam, nem trabalham. (…) Tipicamente, esta é uma geração potencialmente melhor preparada do que as que a precederam e, aparentemente, muito segura de si. São, todavia, presa fácil da degradação do mercado laboral e não conseguem encontrar uma saída airosa, nem combater este estado de coisas. Os sociólogos identificam uma característica muito comum neste grupo: a inexistência de qualquer projecto de vida. As manifestações mais evidentes são a apatia e a indolência.

Ils ne travaillent ni n'étudient. (…)  Cette génération a la caractéristique d'être potentiellement mieux préparée que les précédentes et a selon toute apparence une grande confiance en elle. Elle est cependant une proie facile sur un marché du travail dégradé et ne parvient ni à s'en sortir ni à lutter contre cet état des choses. Selon les sociologues, cette catégorie a un trait commun : l'absence de projet de vie. L'apathie et l'indolence en sont les manifestations les plus évidentes.

Vers la fin janvier, le groupe musical Deolinda [9] a présenté lors de sa tournée une chanson non encore publiée qui a ému et qui donne un nom et une voix à celle que l'on dénomme en conséquence la Génération stupide.

Sou da geração sem remuneração
E nem me incomoda esta condição
Que parva que eu sou!
Porque isto está mau e vai continuar
Já é uma sorte eu poder estagiar
Que parva que eu sou!
E fico a pensar,
Que mundo tão parvo
Onde para ser escravo é preciso estudar…

Je suis de la génération sans rémunération
Et cette situation ne me dérange même pas.
Quel idiot je suis!
Parce que les choses vont mal et que cela va continuer,
J'ai finalement de la chance d'être stagiaire
Quel idiot je suis!
Et puis je me demande:
quel est ce monde stupide
où, pour devenir un esclave il faut étudier …
Satire to Isabel Stilwell's article, on the Facebook page "artº 21" (article of the Portuguese Constitution which refers to the right to resist) [10]

Parodie de l'article d'Isabel Stilwell sur la page Facebook “article 21″ (article de la constitution portugaise se référant au droit de résistance)

La chanson de Deolinda qui a déjà été écoutée par 345 000 personnes sur YouTube, est immédiatement devenue un hymne pour l’ “actuelle génération stupide”.

Quelques jours après, Isabel Stilwell, directrice d'un quotidien gratuit au Portugal, a déclaré dans son éditorial [11] que “s'ils ont étudiés et se retrouvent esclaves, ils sont en vérité stupides. Stupides d'avoir dépensé l'argent de leurs parents et celui des impôts pour étudier et finir sans rien savoir.” En réponse, elle a reçu des milliers de commentaires amplement relayés par les réseaux sociaux.

L'hymne a aussi mis le feu aux poudres en interpellant tous ceux qui ont le sentiment de payer pour des erreurs commises par la génération précédente [12].

Beaucoup de problèmes, peu de solutions 

Si d'un côté, cela a permis de rassembler certains dans une commune résistance, de nombreux autres ont pris leurs distances. Cela a réveillé par ailleurs des débats restés jusqu'alors en demi-sommeil.

Alors que le blog O Jumento (Idiot) reflète la solidarité  intergénérationnelle (ou son absence [13]), Helena Matos, sur le blog Blasfémias (Blasphème), s'interroge sur la légitimité [14]de cette génération à réclamer les mêmes droits que leurs parents :

Preparam-se agora os ditos membros da geração à rasca não para exigir que os mais velhos mudem de vida mas sim que também eles possam manter esse tipo de vida. Quem vier depois que se amanhe. A prosseguirmos, dentro de alguns anos, assistiremos a protestos de gerações que se dirão bem pior do que à rasca.

Ceux que l'on dénomme la génération “qui s'en sort” se préparent à présent non pas à exhorter leurs aînés à changer de vie mais à leur demander qu'ils maintiennent aussi ce type de vie. Les générations suivantes se débrouilleront. Plus tard, dans quelques années, nous assisterons à des manifestations de générations qui se décriront bien pires que ” la génération qui s'en sort”.

Luis Novaes Tito appelle à un changement [15]de cet état de fait sur le blog A Barbearia do Senhor Luis (Le salon de barbier de M. Luis), mettant en garde contre le conflit des générations :

Concordo que, em vez de chorarem pelos cantos embalados pelo faducho do “já não posso mais”, vão para a rua gritar que é tempo de mudar, antes que os mandem embalar a trouxa e zarpar.

Je suis d'accord qu'au lieu de pleurer dans un coin comme un chanteur de fado : “Je n'en peux plus”, vous descendiez dans les rues hurler qu'il est temps que cela change avant qu'ils ne vous envoient au diable.

Que ce soit dans des billets et des commentaires ou dans les éditoriaux et les articles d'opinion dans les médias traditionnels, il en est aussi qui continuent à pousser la société à traiter du problème de fond à savoir ses causes et ses éventuelles solutions (sachant qu'il est plus facile de s'entendre sur les causes que les solutions). C'est pourquoi la discussion s'est étendue au rôle de l'Etat et du législateur [16] ainsi qu'aux Universités et établissements d'enseignement supérieur [17].

Ainsi va le Portugal, “un pays aux douces manières “, où le conformisme pourrait avoir atteint son niveau maximal. Loin de trouver une plate-forme de discussion entre la classe politique, la société civile et la génération en question, le mouvement qui a grandi et s'est développé envers et contre tout cherche maintenant sa voie vers la maturité. Aujourd'hui il va devoir subir son premier grand test et vu la difficulté qu'il y a à mesurer son ampleur sur les réseaux sociaux, nous connaîtrons le moment venu  le vrai degré de volonté de cette génération à changer le pays. Nous l'attendons donc avec anxiété.

Cet article a été relu par Janet Gunter [18].

Janet Gunter [18].