Côte d'Ivoire : Quand la haine ethnique contamine la politique

Ce billet fait partie du dossier spécial de Global Voices sur les événements de Côte d'Ivoire 2011 (en anglais ; la plupart des articles existent en version française)

Le matin du dimanche 13 mars 2011, un jeune commerçant venant du Nord de la Côte d'Ivoire était en visite dans sa famille dans la capitale économique Abidjan, sur la côte sud. Les amulettes qu'il portait autour du cou étaient un ornement caractéristique des Dioulas, une ethnie du Nord.

Hélas, ces talismans lui ont fait perdre la vie. Pour une bande de jeunes, tous partisans du président ivoirien Laurent Gbagbo, ils étaient la preuve fatale de son appartenance à une “armée de rebelles” de l'opposition. Ils l'ont torturé et lapidé. L'incident a eu lieu à Yopougon, un quartier d'Abidjan, et a été filmé, la vidéo mise en ligne sur YouTube par l'abonné AfricaWeWish le 15 mars.

On peut voir sur cette vidéo un attroupement autour du jeune homme à terre, couvert de branchages. Après avoir appris que l'homme est originaire d'une ville du nord de la Côte d'Ivoire, les gens commencent à lui lancer des briques au visage. Un blogueur ivoirien a confirmé que l'homme qu'on voit tué sur la vidéo était originaire du nord.

A 00:44 minutes l'agresseur demande, “Tu ne faisais que passer ? Tu venais d'où ?”. L'homme à terre répond à 00:55 minutes, “je suis commerçant à Séguéla (au nord du pays)” et à 01:20 minutes ils commencent à lui lancer des pierres. Ceci est corroboré par la version partagée sous le mot-clé Twitter #civ2010. Voici le lien vers la vidéo, AVERTISSEMENT, images difficilement soutenables.

Une ville divisée

Abobo et Yopougon sont deux quartiers d'Abidjan, la capitale économique de Côte d'Ivoire. Une des plus grandes métropoles d'Afrique occidentale, c'est une ville coupée en deux.

Map of Abidjan showing Abobo and Yopougon

Carte d'Abidjan montrant Abobo au nord et Yopougon au sud

Abobo a environ 1,5 million d'habitants et est majoritairement un quartier musulman. Conséquence, c'est un réservoir électoral naturel pour les partisans d'Alassane Ouattara, le président internationalement reconnu après l'élection de décembre et qui est du Nord musulman.

Quant à Yopougon, avec environ 1,1 million d'habitants, c'est le fief urbain des partisans de Laurent Gbagbo. Gbagbo, président depuis 2000, est largement considéré comme défait par Ouattara lors du vote public, mais refuse jusqu'à maintenant de céder le pouvoir malgré la pression internationale. Depuis le scrutin, de violents affrontements ont été rapportés entre les partisans des deux bords.

Dans les deux quartiers, les différents groupes religieux et ethniques se mêlaient pacifiquement jusqu'au début de la récente crise politique ivoirienne. Depuis dix jours, cependant, Abobo comme Yopougon ont connu des éruptions de violence ethnique, qui ont contribué à cristalliser les querelles politiques et la menace de guerre civile.

Depuis le 25 février 2011, entre 20 et 30.000 personnes ont fui Abobo ; le 23 février, des dizaines de soldats des Forces de Sécurité et de Défense de Laurent Gbagbo ont été tués dans le quartier par des membres du ‘Commando Invisible’ pro-Ouattara. L'abonné YouTube postait cette vidéo de gens fuyant Abobo le 27 février 2011 :

Théophile Kouamouo explique le contexte des violences dans un article sur le site internet Jeune Afrique :

On y trouve un cocktail politiquement explosif : une forte concentration de populations musulmanes originaires du nord du pays, vivier naturel de la cause « ouattariste », à laquelle s’ajoute une terrible désespérance sociale, conséquence d’une insécurité galopante, mais aussi de taux records de chômage et de séroprévalence.

Pendant ce temps, à Yopougon où la communauté musulmane est minoritaire, une mosquée a été vandalisée par de jeunes partisans de Gbagbo. Le 14 mars, deux hommes ont été brûlés vifs sur le soupçon d'être des membres des ‘Commandos Invisibles de Ouattara.

L'escalade de la haine

Comment le pays en est-il arrivé là ?

La question de l'identité religieuse a refait surface le 3 décembre dernier, lorsque le Conseil Constitutionnel ivoirien, en opposition aux résultats de la Commission électorale, déclara Laurent Gbagbo président en invalidant les voix de quelque 600.000 électeurs [en anglais] dans les régions nord, principalement musulmanes, du pays.

Laurent Gbagbo et son épouse Simone, sont tous deux des chrétiens “born again” [en anglais] qui ne craignent pas de proclamer leur foi dans un contexte politique. Sur le site internet de Simone Gbagbo, la religion figure en bonne place dans la vie et l'engagement politique de l'ex-première dame :

CONVAINCUE QUE LE SANG DE JESUS QUI A COULE A LA CROIX EST PUISSANT ET PEUT SAUVER QUICONQUE CROIT, LA 1ERE DAME PENSE QUE PAR CE SANG NOUS SOMMES LAVES ET PURIFIES ET RENDUS CAPABLES D'OPERER DANS LA MEME DIMENSION QUE NOTRE SEIGNEUR AFIN DE TRANSFORMER NOS COMMUNAUTES ET POURQUOI PAS NOTRE NATION (JEAN 14: 12).

Un internaute d'origine ivorienne a publié en décembre 2010 un message sur la page Facebook de la politicienne américaine Sarah Palin pour exhorter les chrétiens américains à ne pas laisser le Président Obama rester spectateur sans soutenir les Gbagbo :

Les Américains vont-ils rester sans rien faire et regarder leur Président humilier Laurent Gbagbo et Simone Ehivet Gbagbo, un couple de Chrétiens évangéliques Born-again et les éjecter de leur poste ou voir quelques rebelles musulmans envahir leur palais et les tuer avec la conspiration de la communauté internationale ?

Sacha Project, un blogueur qui réside principalement à Abidjan, a écrit un billet le 11 mars 2011, en référence à l'éditorial du même jour du quotidien français Le Monde du même jour sous le titre “L'avenir de l'Afrique se joue en Côte d'Ivoire“, qui compare la Côte d'Ivoire à l'Espagne de 1936 sous Franco. Sacha Project estime que la comparaison n'est pas sans mérite :

Comme dans l’Espagne de 1936, un État se trouve menacé par une minorité armée refusant un pouvoir légitimement élu, (…).Gbagbo n’est pas Franco, Gbagbo n’est pas fasciste. Pourtant les idées du FPI le sont. Franco ne se disait pas fasciste mais se voulait « nationaliste ». Gbagbo se veut « patriote ». Le nationalisme xénophobe à outrance, l’ivoirité et ses chantres, les techniques de manipulations médiatiques, le discours religieux de Simone Gbagbo tenant le pouvoir de son mari pour un pouvoir quasi divin, sont les éléments en quelque sorte, d’un fascisme à l’ivoirienne.

Les signes de la récente escalade de l'antagonisme ethnique et religieux dans la société ivoirienne sont plus que visibles sur la Toile. L'auteur pour Global Voices Anna Gueye a relevé dans un récent article des exemples d'utilisateurs Facebook qui diffusent un discours de haine.

De fait, Facebook est plein de commentaires et de discours de haine sur la crise ivoirienne. Ebony Côte d'Ivoire a mis en lligne le 4 mars, une vidéo d'une chanson incitant à la haine, comparant les opposants au gouvernement Gbagbo à des “Mossi” (moustiques) qui devraient être tués avec du “Baygon” (insecticide):

L'abonné de Youtube AfricaWeWish a mis en ligne une vidéo où on voit chanter et danser sur cette chanson, tout en exprimant son dégoût par le titre donné à la vidéo : “Slogan pour un futur génocide ? On va pomper Baygon”.

“Mossi” a aussi un autre sens, comme l'explique @Belligiani sur Twitter :

Mossi c'est une ethnie du burkina faso, mais les Ivoiriens ont tendance a appeler Tout ce qui vient du burkina “mossi”!

Il continue :

Mais mossi est utilise comme une injure pr les diminués!

Selon une source locale interrogée par web chat, cette chanson est populaire dans les zones pro-Gbagbo d'Abidjan, comme Yopougon. Sur Twitter, un  utilisateur appelé @MossiDramane qui semble goûter la discorde et la provocation, écrivait le 7 mars à propos des partisans de Ouattara, surtout situés dans le nord musulman :

Vos tueries selon sont autorisé par le coran.#civ2010

Il écrit également en Dioula, une langue régionale ivoirienne du nord :

Les djoulas gawa lá on a ramené l'o et le courant.dansez un peu kè!!pidi pandan!!goumé+sipa tchié AGBANAN dèh!! #civ2010

Selon une source vivant à Abidjan, qui a traduit la citation, ces mots incitent clairement à la haine contre les Dioulas :

(explications) : Pidi Pandan [imitation du son du tambour malinké du nord]! Goumé et sipa [danses traditionnelles malinké]

Violence dans les rues

A Yopougon, où une minorité musulmane est établie dans le quartier de Wassakra, une chasse aux musulmans a été organisée. Le 6 mars 2011, le groupe Facebook du nom de “Ivoiriens sur Facebook pour ADO” (Alassane Dramane Ouattara) a publié une vidéo, dans laquelle on peut voir de jeunes hommes en flammes, des pneus enfilés sur eux.

La vidéo (AVERTISSEMENT : images difficilement soutenables) a aussi été mise sur YouTube par l'abonné  le 6 mars également, et a été vue plus de 17.000 fois.

Le site internet France 24 Observers a publié un article détaillé [en anglais] décrivant ce qui s'était passé ce jour-là, sur la base du témoignage d'un habitant :

Tout le quartier en parlait, alors je suis allé voir. Les deux corps carbonisés étaient encore au milieu des pneus en face de la pharmacie Siporex, à côté de la gare de Dabon Yopougon. Tous les magasins étaient fermés. Pendant que j'étais là-bas on m'a expliqué ce qui s'était passé, mais c'est difficile de vérifier leur version des événements parce que le temps que j'arrive, il n'y avait que des miliciens et des activistes pro-Gbagbo. D'après eux, vers 5 ou 6 heures du matin, deux hommes ont été interceptés par les miliciens, qui ont demandé à vérifier leur identité. Les hommes n'avaient pas leurs papiers sur eux. Ils ont été pris pour des rebelles po-Ouattara et la situation a échappé à tout contrôle.

Un homme politique ivoirien, Seth Koko, qui collaborait avec Laurent Gbagbo, a mis en ligne sur son blog éponyme le 7 mars, une autre description de la scène. Une voiture de la Brigade anti-émeute (BAE) apparaît au début de la vidéo, ce qui amène M.Koko à la conclusion que la BAE, loyale à Gbagbo, était impliquée dans l'incident. Il explique qu'à plusieurs reprises pendant la vidéo, on peut entendre crier “BAE” :

A 1mn 20 secondes, nous voyons un homme en tenue militaire, arme à la main, qui attise le feu sous les encouragements d’un assistant qui crie : « BAE !! »

@sroukoudazoa explique sur Twitter :

le supplice du pneu en feu les miliciens bébégbagbos l'appellent article 125 : pétrole 100 1 boîte d'allumette 25

Ebony Côte d'Ivoire, commentant sur une de ses entrées de Facebook, confirme que les pro-Gbagbo ont utilisé des pneus pour brûler ceux qu'ils appellent “rebelles” [les pro-Ouattara] :


On brûle aussi les outils de travail à Yopougon. Dans la vidéo ci-dessous mise en ligne sur le site de partage de vidéos Afrobox.net, par l'utilisateur Abidjanais, c'est un minibus qui est détruit par les flammes :

Gbaka van in Abidjan, Côte d'Ivoire. Image from lgbagbo.blogspot.com

Gbaka van in Abidjan, Côte d'Ivoire. Image from lgbagbo.blogspot.com

Ces minibus sont appelés ‘Gbakas’, et sont considérés comme appartenant surtout aux Dioulas venus du Nord. Cet article publié le 27 février, surle site internet Connection Ivoirienne explique, après le premier cas, pourquoi il y est mis le feu :

Des ‘jeunes patriotes’ qui chaque matin, depuis le déclenchement de la crise postélectorale, font des footings à pas rythmés et encadrés par des hommes en tenue militaire, armes au poing, s’attaquent immédiatement à plusieurs minibus communément appelés ‘gbakas’ et susceptibles d’appartenir à des ‘Dioulas’, communauté ethnique dont est issu Alassane Ouattara.

D, un Ivoirien qui habite Abidjan et souhaite garder l'anonymat, interrogé par webchat a dit :

On n'est pas loin de la dérive genocidaire

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