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Russie : Les réseaux sociaux face à la mort

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Action humanitaire, Idées, Média et journalisme, Médias citoyens, Technologie, RuNet Echo

[Liens en russe] Les réseaux sociaux en ligne révèlent beaucoup d'un individu. Une personne ouvre une page web à son nom, publie des photos, rejoint des groupes et des communautés, envoie des messages, partage ses impressions et ses idées. Mais que se passe-t-il quand cette personne meurt ?

Les réseaux sociaux en ligne étant un phénomène récent, leurs administrateurs n'ont pas encore établi une procédure pour signaler sur son profil qu'un utilisateur est décédé. La personne est morte, mais son profil est toujours là. Il ou elle continue à sourire sur les photos, et la vie est toujours là, dans les mises à jours de ses ami(e)s. La personne n'existe plus dans la vie réelle mais vit toujours sur le Net.

Très souvent en Russie, et particulièrement dans le cas de LiveJournal [la plateforme de blogs la plus populaire en Russie], l'espace des commentaires sous le dernier message publié par une personne disparue devient un registre de condoléances. Par exemple, depuis le décès de Ilya Kormiltsev [1], un poète et compositeur de chansons célèbre, un de ses derniers messages publiés en ligne [2] a reçu  1 752 commentaires. Le message se résumait à  : “Requête personnelle. Est-ce que quelqu'un va à Londres dans les prochains jours ? On a besoin de certains médicaments. Pour moi.” La plupart des commentaires laissés étaient succincts, comme  “R.I.P. (Repose en paix)”, mais pas tous [3] :

Au revoir, Ilya. Merci d'être qui tu es.

La poétesse Anna Yablonskaya est décédée [4] durant l'attentat de l'aéroport Domodedovo à Moscou, en janvier 2011. Quand la nouvelle s'est répandue, beaucoup d'internautes se sont rendus sur son blog [5] pour y déposer leurs condoléances. Les lecteurs ont retrouvé sur son blog un de ses billets publié le 21 décembre 2010 [6], dans lequel Anna semblait anticiper sa mort :

J'ai l'impression que j'ai très peu de temps…

Des sites russes d'informations ont même publié des articles titrés : “Anna Yablonskaya avait prévu sa mort.

Le sujet de la mort et des réseaux sociaux en ligne a connu de nouveaux développements ces dernières semaines en Russie.

Les médias en ligne ont relaté un fait divers tragique qui s'est déroulé le 27 février 2011 dans le village de Beliy Yar, dans la région de Tomsk [7],[en français] en Sibérie. Vladimir Ignatenko, 26 ans, a été enfermé dans un local, et quelqu'un a ensuite allumé intentionnellement un incendie. Il semble que des policiers soient mêlés à cette affaire. Le jeune homme en question ne pouvait s'échapper, sinon par la porte, qui était verrouillée. Comprenant que l'incendie se propageait, Vladimir a publié des messages sur sa page personnelle sur «Оdnoklassniki», un réseau social russe connu, et a contacté par messagerie instantanée une de ses amies, Yvegenia, qui était en ligne. Le premier message est horodaté 2h23 du matin et le dernier 3h04. L'intervalle de temps entre chaque message est d'entre 5 à 7 minutes, durant lesquelles Vladimir essayait probablement d'éteindre le feu.

Last chat with Vladimir Ignatenko, screenshot from Odnoklassniki.ru [8]

Capture d'écran du dernier chat par messagerie instantanée de Vladimir Ignatenko sur Odnoklassniki.ru

Last chat with Vladimir Ignatenko, screenshot from Odnoklassniki.ru [9]

Capture d'écran du dernier chat par messagerie instantanée de Vladimir Ignatenko sur Odnoklassniki.ru (suite)

Vladimir Ignatenko:  Adieu. Désolé de ne pas avoir eu le temps de te guérir.
Yevgenia: Que se passe-t-il ?
Vladimir Ignatenko:  la porte est verrouillée et je suis en feu !!!
Yevgenia:  Quoi ? Pourquoi tu n'appelles pas quelqu'un ?
Vladimir Ignatenko:  Non, ils m'ont dit au numéro des urgences d'ici : ah, c'est toi !!! Et bien, [c'est] pour Micha !!!
Yevgenia: Mais de quoi tu parles ? C'est qui, Micha ?
Vladimir Ignatenko: J'essaie d'éteindre l'incendie ici, mais la pièce voisine est en train de bruler.
Yevgenia:  Il y a un incendie et tu es en train de chater avec moi ici, vas t'occuper de l'incendie ou saute par la fenêtre !!!
Vladimir Ignatenko:   Les fenêtres ont des barreaux, et il y a des policiers dehors. C'est eux qui ont fait ça…Et je sais que je vais mourir.
Yevgenia:  Je suis paumée. Mais comment un truc pareil peut se passer ? Fais quelque chose !  C'est pas possible.
Vladimir Ignatenko:  Je fais quelque chose, je suis pas idiot !!!!!!!!!!!! Alors, adieu!!!

Ce jeune homme est mort dans l'incendie. Durant ses derniers instants, le jeune Vladimir Ignatenko a publié deux messages sur sa page web sur Odnoklassniki. Le premier était :

Attendre la mort est pire que la mort elle-même!!!!

Et le second message, qui a aussi été son dernier :

La vie est belle, adieu mes amis. La mort est belle. Désolé pour ces bêtises!!! Je me suis puni moi-même, pour Galina seulement, et pour une seule erreur, les policiers m'ont tué !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

La mère de Vladimir Ignatenko a retrouvé ses messages en ligne, elle a déposé plainte, et l'information a été publiée sur Internet.

Également ce mois-ci, “Le droit d'une mère [10]“, une association qui défend les droits des soldats, a lancé un nouveau projet sur le réseau social Odnoklassniki.ru. L'association a ouvert des comptes pour de jeunes hommes morts durant leur service militaire, non pas en action, mais des suites de bizutages, brimades ou d’ erreurs de leur commandement.

Accounts of dead soldiers, screenshot from Odnoklassniki.ru [11]

Comptes de soldats morts, capture d'écran du site Odnoklassniki.ru

Il y a 30 comptes. Chacun comporte une photo, barrée d'un brassard noir, et la biographie du soldat. Toutes les biographies ont été rédigées après une décision de justice, toutes relatent des faits avérés. L'école fréquentée a été rajoutée pour chaque jeune homme, pour que ses camarades d'école sachent la fin tragique qu'il a connue. Voici un exemple :

Evgeniy Shamukhin.
Je suis mort à l'Académie du Ministère des situations d'urgence
Études: École 391,  Saint-Pétersbourg.
Affecté à : Institut de recherche Transmash (Mécanique des transports),  Saint-Pétersbourg

Evgeniy Shamukhin [12]

Evgeniy Shamukhin, photo de la fondation "Le droit d'une mère"

J'ai été appelé sous les drapeaux en novembre 2007 et j'ai servi à l'académie du Ministère des situations d'urgence de la région de Moscou. Le 13 mai 2008, j'ai été roué de coups par le soldat Alexandre Revyakin. Il m'a donné des coups de pied à la tête alors que je le suppliais d'arrêter et à la fin j'ai perdu conscience. Je souffrais de blessures graves et  je suis mort dans un hôpital le 19 mai 2008 sans avoir repris conscience. Le 14 aout 2008, le tribunal militaire de  la ville de Solnechnogorsk a condamné Alexandre Revyakin à 6 ans et 6 mois de prison.

Ce projet a fait beaucoup parler de lui sur le Web russe. Personne n'avait jamais créé un compte pour une personne décédée en Russie. La mort a fait irruption sur les réseaux sociaux, un sujet perçu comme d'ordre privé,  de la sphère intime, comme l'est habituellement la mort d'un proche. Par cette initiative, l'association a réussi à attirer l'attention sur une série de décès dans l'armée russe, en temps de paix.

Il n'existe pas de champ “Date du décès” sur les profils des réseaux sociaux pour l'instant. Et qui pourrait ou devrait remplir ce champ ? Récemment, la plateforme de blogs Livejournal a commencé à “geler” l'espace commentaires des blogs de personnes décédées, en faisant paraitre la mention suivante : «Ce blog est un mémorial. Il n'est pas possible d'y publier de nouveaux messages.»