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Syrie: Complexité derrière les manifestations

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Syrie, Cyber-activisme, Dernière Heure, Droits humains, Gouvernance, Liberté d'expression, Manifestations, Médias citoyens, Politique

[Liens en anglais, sauf mention contraire] Les troubles en Syrie entrent dans leur deuxième semaine, alors que les manifestations anti-gouvernementales continuent dans leur tentative d'évincer le Président Bashar al-Assad.

Le nombre de victimes varie entre 60 et 300, plus des centaines d'autres personnes détenues, après deux semaines d'affrontements entre les manifestants et les forces de sécurité à Dera'a, Lattaquié et d'autres villes.

Les manifestants syriens ont publié sur YouTube un grand nombre de séquences vidéos de la violente répression par les forces de sécurité syriennes. Avertissement: la vidéo contient une séquence montrant des manifestants tués d'une balle dans la tête. En voici une [1], mise en ligne par Islam1tv [2][en arabe], montrant des manifestants tués d'une balle dans la tête.

Davantage de vidéos et d'informations [en arabe] sont disponibles sur la page Facebook “Youth Syria for Freedom[La jeunesse de la Syrie pour la liberté] [3]“.

Le Damascus Bureau [4] a créé une liste de ceux détenus durant les manifestations pour s'assurer que leur situation ne soit pas oubliée.

Solidarity in Milan for civil unrest in Syria, 26 March, 2011. Image by Flickr user Milano 26 marzo 2011 (CC BY-ND 2.0). [5]

Solidarité à Milan pour les troubles civils en Syrie, le 26 mars 2011. Image de l'utilisateur Flickr Milano 26 mars 2011 (CC BY-ND 2.0).

Dynamique interne

Tandis que les troubles en Syrie peuvent sembler être une progression naturelle de la Révolution Arabe s'étendant à travers la région, il y a une dynamique unique en Syrie qui la distingue des autres Etats arabes.

La Syrie est un état multi-ethnique et multi-confessionnel de la même façon que ses voisins troublés l'Irak et le Liban, avec une histoire de violence sectaire.

Le régime de Assad appartient à la secte minoritaire alaouite [6][en français] – une ramification de l'Islam chiite – qui compte grossièrement 15% de la population. Les chrétiens et les kurdes forment aussi des minorités non négligeables, chacune représentant environ 10%. La majorité restante est arabe sunnite [7][en français].

Par conséquent, un aspect confessionnel est présent dans la crise actuelle en Syrie.

Le dernier président syrien Hafez al-Assad, père de Bashar, assassina de façon infâme des milliers de personnes dans la ville de Hama en 1982 pour écraser une rébellion des Frères Musulmans.

A l'exception des Kurdes, les minorités de la Syrie appuyent généralement Assad à cause de sa position politique laïque, et craignent une émergence potentielle de l'Islam au pouvoir.

Le spécialiste de la Syrie et blogeur sur Syria Comment [8], Joshua Landis, a couvert les événements et offre le contexte [9] suivant:

Les manifestants de Dera’a ont incité les alaouites de la ville côtière de Lattaquié à se rassembler en grand nombre sur la place centrale, Dawwar az-Ziraa, pour montrer leur soutien à leur président en difficulté. Beaucoup ont mis une image de Bashar comme image de profil Facebook. Les syriens chrétiens et les autres minorités religieuses qui composent ensemble un autre 13% de la population syrienne ont aussi montré un large soutien à Assad, qui a défendu la laïcité. Beaucoup se montent la tête sur la possibilité que le bouleversement politique ne mette les islamistes au pouvoir, comme c'est arrivé en Irak. Presque 1 million de réfugiés irakiens vivent en Syrie, leur présence étant un avertissement d'un changement de régime qui a mal tourné.

La clé d'une révolution réussie divise les élites de la Syrie, qui comprend la classe alaouite des officiers des forces de sécurité et les grandes familles industrielles et commerçantes sunnites, qui président à l'économie ainsi qu'à l'univers culturel et moral de la Syrie. Si ces élites se soutiennent, il est difficile d'envisager que des révoltes étendues mais éparpillées renversent le régime. Mais une division alaouite-sunnite parmi les élites condamnerait le régime. Leur cohésion est ainsi une question de classe sociale autant que de foi religieuse.

Le rôle central de Dera'a dans le soulèvement peut avoir limité son attrait pour les élites urbaines. La poussiéreuse ville périphérique marquée par les loyautés tribales, la pauvreté et le conservatisme islamiste peut inspirer les masses rurales de la Syrie qui souffrent de la pauvreté, une sécheresse prolongée et le manque de travail, mais les démonstrations de masse là-bas ont effrayé les élites urbaines de la Syrie. Même ceux qui partagent la colère contre les répressions et l'espoir de la libération avec leurs homologues ruraux craignent toujours la pauvreté et la menace de désordre.

Des contre-manifestations en soutien à Assad ont été tenues dans de nombreuses villes syriennes, mettant en lumière l'anxiété de certaines minorités. Ci-dessous, une séquence [10] [en arabe] YouTube d'un rassemblement pro-gouvernemental dans le nord-est de la Syrie, mise en ligne par ELIEELIAS187. Elle montre des manifestants scandant: “Avec notre âme, avec notre sang, nous nous sacrifions pour Bashar”:

Landis [11] a reçu ce témoignage oculaire d'un ami allemand qui participait au rassemblement pour Assad à Alep, contredisant les déclarations affirmant que des manifestations anti-gouvernement étaient tenues dans la ville:

Il y avait et il y a toujours une grosse manifestation en cours à Alep aujourd'hui (vendredi 25 mars), favorable au régime bien sûr. Il y en avait apparemment une petite de quelque 200-250 personnes tôt ce matin, essentiellement en soutien aux augmentations de salaires annoncées hier, et à environ 12h30 une plus grosse a commencé à couver autour de la place Sa’d Allah al-Jabiri, qui a juste continué à augmenter au long de l'après-midi. Maintenant (21h locale) ça se déploie dans les zones résidentielles; la place Mogambo est complètement remplie de gens dansant et un groupe musical se tenant à côté. Je vous enverrais bien des images sauf que Internet est si affreusement lent que je ne peux rien mettre en ligne à la maison.

Evidemment c'est orchestré dans une certaine mesure, les slogans habituels, les jeunes de basse classe habituels, les gars de la sécurité habillés de cuir noir regardant à distance. Mais chaque personne à laquelle nous avons parlé ces dernières semaines semble réellement favorable au régime, et doublement maintenant à la lumière des annonces de réformes. Les gars que je voyais dans le reportage d'Al Jazeera sur la violence à Sanamayn aujourd'hui marmonnaient seulement “kazzab, kazzab [mensonges, mensonges]” dans leur barbe.

Les Kurdes sont bien sûr une autre histoire; les banlieues de Ashrafiyya et Shaykh Maqsud ont été complètement fermées lundi dernier (21 mars, Nawruz) – mais c'est vrai chaque année et rien de spécial n'est arrivé à ma connaissance cette année. Cependant chaque personne ici que j'ai été capable de plus ou moins jauger est ravie pour l'Egypte, la Libye, et tout ça, mais ne voit pas de parallèle avec la Syrie, invoque des arguments que vous connaissez déjà (Dera'a est dirigé par des familles avec de vieilles rancoeurs contre les Assad et les alliés de Khaddam), et ne penserait pas à appeler à la destitution de Bashar.

Sur votre blog aujourd'hui vous mentionnez des informations de manifestations à Alep, que je comprends être des manifestations anti-régime. Avez-vous plus d'informations sur cela, comme où exactement elles se tenaient? Je n'ai certainement rien vu et j'ai des difficultés à l'imaginer.

Un autre ami syrien à Alep a écrit à Landis [12], soulignant que le président Assad bénéficie d'un fort soutien:

En supplément d'hier, je peux certainement comprendre pourquoi beaucoup de Syriens sont fâchés par la couverture médiatique étrangère de la crise (allant aussi loin que d'assiéger les studios d'Al Jazeera à Damas). Les évènements à Dera'a, Lattaquié et ailleurs sont en fait critiques et méritent une large attention.

Mais pour peut-être 90% de la population syrienne, la réalité dans laquelle ils vivent est le genre de soutien au régime qui était constaté hier à Damas, Alep et d'autres villes. Les festivités à Alep, la deuxième ville la plus importante de Syrie, ont duré une bonne douzaine d'heures et impliquaient au bas mot des dizaines de milliers de personnes – mais cela n'a pas été couvert ou même mentionné par un seul média que j'ai vu. Ce n'est pas pour dire que tous ces gens sont des fans irréductibles de Bashar; vendredi était un jour magnifique et il y avait beaucoup de familles sorties juste pour voir ce qui se passait. Que ces manifestations soient “organisées par le régime” est cependant une sorte de cliché, en voyant que tout groupe civil imaginable impliqué (unions, groupes de jeunes, etc.) est lié au régime à un certain niveau; mais “fabriqué”, comme le suggère un commentaire récent publié sur votre blog, elles ne le sont certainement pas.

Landis [12] écrit lui-même un article détaillé révélant une Syrie divisée entre les camps pro et anti-gouvernement, avec une majorité silencieuse qui doit encore prendre sa décision:

La Syrie se partage en plusieurs factions – ceux qui combattront l'état et ceux qui soutiendront le président ou craindront la révolution. La majorité silencieuse se tient toujours à la limite, mais ils ne pourront pas le faire longtemps si l'ordre s'effondre. L'armée s'accroche au président, une différence majeure avec l'Egypte ou la Tunisie. Aussi longtemps que l'armée reste unifiée et obéit au président, ce sera dur pour l'opposition de reprendre une partie du pays ou de faire tomber le régime.

Il y avait des manifestations pro-Bashar dans beaucoup de villes hier, comme Hassake, Homs, Lattaquié, Damas en plusieurs endroits, et Alep, mais il y avait également des manifestations anti-gouvernement dans de nombreux endroits, qui maintenant appellent de plus en plus à la fin du parti Baas [parti du président Assad] et à la chute du régime – isqat al-nizaam. J'ai parlé ou correspondu avec des gens à Lattaquié, Alep et Damas aujourd'hui. Alep et Damas sont calmes. Lattaquié ne l'est pas. La Guarde Républicaine et l'armée sont entrées dans la ville pour mettre fin à la violence. On m'a dit que les gens les acclamaient depuis les balcons dans le quartier sunnite.

La famille de ma femme à Lattaquié est divisée sur ce qui se passe. Bien qu'ils n'avaient pas pu aller en ville, elle a insisté sur le fait qu'elle était très confiante dans la sagesse des syriens. Elle a dit qu'ils ne seraient jamais entraînés dans une guerre civile. Elle a dit que hier dans la plupart des villes, les gens étaient sortis et allaient et venaient.

Mon beau-frère, Firas, qui vit dans American, un quartier chrétien près de Shaykh Dahr, la zone du centre-ville où les manifestations et les coups de feu ont eu lieu hier, a quitté la ville avec sa femme chrétienne et ses enfants. Il était très inquiet quand nous lui avons parlé à Lattaquié ce matin à son travail. Il a dit que tous les sunnites qui travaillent dans son entreprise disaient qu'il y avait des éléments sunnites étrangers que personne ne reconnaissait. Il croit qu'ils étaient impliqués dans la bagarre hier au centre-ville. De nombreux militaires et policiers syriens étaient emmenés à l'hôpital, ayant été blessés par balle. Firas a dit qu'ils n'avaient pas d'armes car ils n'étaient pas supposés tirer sur les manifestants selon les ordres du président. L'opposition avait des armes.

Les gens favorables au gouvernement croient qu'il y a une opposition organisée et armée qui est venue en ville pour démarrer une bagarre et répandre de fausses rumeurs sur des alaouites des montagnes venus en ville pour attaquer les sunnites, etc.

Allez sur le site Facebook:   بلدي حبيبي … ممنوع الفتنة …ويلو اللي يعادينا [13]؟ [en arabe] afin de voir comment les gens parlent des “Mukharabiin”, les intrus étrangers qui personne ne reconnaît à Lattaquié. Ils disent que les inconnus sont entrés à la fois dans les quartiers sunnite et alaouite et ont hurlé que la secte opposée venait les détruire et les “incendier”. Ils affirment qu'il y avait une  tentative organisée pour soulever la méfiance et la violence sectaires.

A Jableh, une ville mixte sur la côte juste au sud de Lattaquié, il y avait une grosse manifestation faite par la ville entière (`une bikrati abiiha), samedi soir. Ils scandaient: “wahid, wahid, wahid, Sunni wa Alawi wahid.” “Un, un, un – les sunnites et les alaouites sont un.”

Un autre ami chrétien de Lattaquié – aucun rapport – a dit qu'il y avait une opposition beaucoup plus organisée en ville et beaucoup de tireurs d'élite. Il a dit qu'il y a eu un incendie dans une prison. Il s'est moqué de l'idée qu'un élément étranger était en ville, mais il a dit que l'opposition organisée était locale.

La section commentaires [11] du blog de Landis est révélatrice de la scission et du cynisme parmi les syriens. Alors qu'il peut sembler à l'Occident que les manifestants en Syrie sont largement menés par des ambitions favorables à la démocratie, pour les minorités de la Syrie c'est une peur inquiète d'un courant sous-jacent islamiste.

SOURI a dit :

Je lis sans arrêt sur les sites web révolutionnaires des appels de wahhabites [14][en français] aux révolutionnaires pour attaquer des dépôts de munitions et de les voler. Ces wahhabites ne sont pas des manifestants pacifiques, ils attaquent les bâtiments de la sécurité, de l'armée et du gouvernement. Ils ont brûlé des portraits de Assad. Ce n'est pas une manifestation pacifique, c'est une rébellion organisée par les wahhabites.

Le temps de la guerre n'est pas encore venu puisque les manifestants restent trop peu nombreux. Cependant, si les islamistes se déversaient en grand nombre dans les rues, le plan de guerre serait exécuté sans hésitation. Pas de capitulation. La capitulation signifie la fin de la Syrie, et la fin des alaouites avant quiconque.

Cela n'est pas une “révolution démocratique”, c'est une insurrection sectaire lancée par les wahhabites. C'est ce que nous n'avons pas cessé de dire et je suis content que certains diplomates américains aient le courage de dire les choses comme elles sont. Je ne suis juste pas d'accord avec certains des détails qu'ils ont mentionnés, particulièrement ceux liés aux kurdes et à leur état potentiel.

Shami a dit:

Laissons-les ici, leo, les commentaires de Souri ressemblent à ceux du régime (et similaires d'une façon ou d'une autre aux derniers commentaires du Dr Landis). Les complots “des salafistes, des ikhwans [Frères Musulmans], des israéliens, de la CIA, des Kurdes, des wahhabites” du régime ne marchent plus. Ils ont même utilisé ce stratagème lorsqu'ils ont tué leurs ennemis comme Sheykh al Khaznawi.

Un autre commentateur a questionné [12] les motifs de l'utilisateur Twitter @Battuta [15][lien disparu au moment de la traduction], détenu [16] égypto-américain:

Solitarius a dit:

Je suis surpris par ceux qui font tout ce qu'ils peuvent pour affirmer que cet Egyptien est innocent (compte Twitter: Battutta)

Etre neutre et objectif signifie juste que… ça ne signifie pas que vous devez automatiquement vous ranger contre le gouvernement juste parce qu'il a une mauvaise histoire. Vraiment comme l'a demandé Jad, qu'est-ce qu'un égypto-américain qui passait par Israël fait en Syrie à prendre des photos à un moment comme celui-là? Je n'oserais personnellement pas prendre de photos et aller n'importe où… Bon sang même dans des circonstances normales je ne prendrais aucune photo si je suis proche d'un quelconque bâtiment du gouvernement, de la police ou du Baas.

Il y a clairement des gens qui exagèrent leur humanisme au point d'être ridiculement naïfs. Réveillez-vous… C'est que les gouvernements mentent… mais les gouvernements recrutent aussi des gens et envoient des espions tout le temps.

Un autre a fustigé [12] les manifestants anti-gouvernement qui remettent en cause le tissu social:

Jad a dit:

Les rebelles anonymes sont maintenant tous sur la défensive et parlent de combien ils sont bons, intelligents, patriotes et non sectaires et que tout le monde devrait leur faire confiance!
Et si vous nous disiez, à nous et à ces jeunes Syriens qui ont payé de leur vie leur appel de “qui diable êtes-vous”, ce que vous comptez faire après avoir détruit le tissu social de la Syrie et comment et ce que sont ces plans ‘de sauvetage’ que vous proposez pour la pauvreté, la corruption, le chômage, l'économie, la politique (domestique et internationale) et comment vous allez libérer le Golan?!
Ils semblent aussi un peu désespérés et suppliant tout le monde d'envoyer des millions et des milliards et des billions de messages à Al Jazeera.
Je suppose que s'ils arrêtent de répandre le langage sectaire, s'ils sont honnêtes et saluent le langage national et rationnel et ont des noms, ‘peut-être’ qu'ils convaincront plus de gens, sinon ce qu'ils font c'est utiliser le sang des Syriens pour que le cercle de la violence continue à tourner à plein régime.

Un commentateur israélien a argumenté [12] qu'Israël craint aussi l'émergence d'un Etat islamiste si les manifestations anti-gouvernement réussissent, mettant curieusement Tel Aviv en soutien à son vieil ennemi Assad:

Shai a dit:

Ça me stupéfie réellement de voir comment certaines personnes dépendent d'Israël. Comment même maintenant, quand le monde arabe expérimente un réveil jamais vu auparavant dans l'histoire de la région, Israël a un certain “rôle” à jouer dans tout ça. Chaque développement dans la région, selon certains, se fait en fonction d'Israël.

Alors qu'en fait Israël ressemble de plus près à l'Arabie Saoudite et à l'Iran qu'à la Syrie, je peux vous assurer qu'ils ne sont pas non plus jugés en “amis”. Ces mêmes wahhabites prêchent de façon bien pire contre les juifs (pas les Israéliens) qu'aucun Syrien ne le pourra jamais. Ils sont bien plus dangereux pour nous juifs dans la région et dans le monde, qu'aucun mufti dans le monde laïque-arabe.

La Syrie est à une période charnière, avec de forts enjeux pour la stabilité de la région. Les manifestations anti-gouvernement semblent semer la discorde dans le pays, beaucoup de gens – incluant les pouvoirs régionaux – craignant la présence persistante des Frères Musulmans. D'autant plus que la Secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton a choisi [17] de rester en-dehors de cette révolution potentielle, cataloguant Assad comme un “réformateur”.