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Russie : Le ‘Superman en ligne’ Navalny ne fait pas l'unanimité chez les blogueurs

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Cyber-activisme, Liberté d'expression, Médias citoyens, Politique, Technologie, RuNet Echo

Alexeï Navalny est bien plus qu'un blogueur, son irruption dans l'Internet russe à coups de révélations aussi scandaleuses que déjà connues [le paradoxe russe] a rapidement fait de lui le “Superman en ligne” du pays, qui mène une guerre apparemment perdue d'avance contre la corruption et une armée de “bots” humains [1].

Les médias occidentaux sont entichés du personnage de Navalny. The New Yorker l'a appelé [2] le “Julian Assange ou Lincoln Steffens russe” et le New York Times est fasciné [3] par la façon dont Navalny “s'en prend aux grosses sociétés publiques de l'énergie dans sa croisade contre les magouilles, les dessous-de-table et la corruption”. Chez les cyber-activistes, l'expression “Effet Navalny” est presque devenue l'égale en notoriété de la toujours attendue et jamais vue “Révolution Twitter”.

Picture by Azraeuz/DeviantArt, under Creative Commons license. [4]

Image de Azraeuz/DeviantArt, sous licence Creative Commons.

Chevalier blanc ?

The New Yorker et le New York Times ont indubitablement raison de chanter les louanges de Navalny. Si elle n'est pas originale, l'idée du crowdsourcing de la lutte anti-corruption, peut apporter (et c'est déjà le cas) de nombreux résultats positifs. Mais comme il arrive souvent quand les médias occidentaux parlent de la Russie, d'énormes quantités d'information importante restent sous silence à cause (on veut croire) des difficultés concrètes d'écrire sans une pleine compréhension de la situation et de l'histoire du pays.

Pourtant l'appréciation de Navalny par les blogueurs russes est loin d'être unanime. De nombreux internautes le considèrent comme un chevalier blanc. Ils ont été des milliers à faire des dons pour le projet en ligne de Navalny Rospil.info [5] [en russe], un site internet consacré à la corruption dans les appels d'offre publics.

On ne peut contester les succès retentissants qui ont résulté du travail acharné de Navalny et de la contribution des blogueurs russes. De nombreux hauts fonctionnaires auraient été empêchés de gonfler leurs comptes en banque à cause de l'examen approfondi de leurs “projets” opaques par Rospil.info.

Mais il y a ceux qui contestent les actions et slogans de Navalny, même si nul ne se plaint de ses initiatives anti-corruption. Le blogueur spenser78, par exemple, estime [6] [en russe] que le récent appel de Navalny au boycott du parti au pouvoir “Russie Unie” aux élections n'est autre que la “sottise” d'une personne “mal informée” sur le statu quo politique en Russie :

Правда номер один заключается в том, что все партии, представленные в Думе, существуют очень давно, их депутаты, лидеры и высшее руководство – богатые люди, сросшиеся с властью и пользующиеся множеством привилегий, которые дает статус. У них жены, дети, недвижимость, яхты и миллионные капиталы, им определенно есть, что терять. Потому возможности влияния на них со стороны жесткой и безжалостной к своим противникам кремлёвской группировки вряд ли можно переоценить. Не будет преувеличением сказать, что все, абсолютно все политические партии, представленные в Государственной Думе, ЯВЛЯЮТСЯ ТАКИМИ ЖЕ КАРМАННЫМИ ПАРТИЯМИ КРЕМЛЯ, КАК И «ЕДИНАЯ РОССИЯ».

La vérité numéro un est que tous les partis représentés à la Douma [le parlement russe] y sont depuis très longtemps, leurs députés, leaders et hauts responsables sont des gens riches qui sont soudés au pouvoir et tirent parti de la quantité de privilèges que leur donne leur statut. Ils ont femmes, enfants, propriétés, yachts et des millions en capital, ils ont réellement quelque chose à perdre. C'est pourquoi on ne peut surestimer l'ascendant sur eux de la coterie du Kremlin rude et impitoyable envers ses adversaires. Tous, absolument tous les partis politiques représentés à la Douma sont autant dans la poche du Kremlin que “Russie Unie”.

Trop raffiné

Un autre blogueur, Maksim Aleksandrov (ma79accuse Navalny [7] [en russe] d'être trop éblouissant. Il attire l'attention sur Ivan Begtin [8], un blogueur qui combat depuis longtemps la corruption à l'aide de son blog mais qui, pour Aleksandrov, a été ignoré par les média parce qu'il n'est pas assez beau ou s'exprime avec moins d'aisance. “Il s'avère,” écrit Aleksandrov, “que ce ne sont pas les plus efficaces qui intéressent et attirent la sympathie, mais ceux qui parlent de façon imagée, sont avenants et donnent une occasion de haïr.”

Par souci d'objectivité, il faudrait noter ici qu'Ivan Begtin a vraiment des billets et des résultats excellents sur la corruption dans l'administration russe mais il a été largement absent des projecteurs des médias. Begtin est un créateur du portail Internet Rosspending.ru [9] [en russe] qui surveille les achats publics. Selon le blogueur [10]fritzmorgen [10] [en russe], l'action de Bektin a empêché le détournement de 3 milliards de roubles (environ 76 millions d'euros).

alex-mos-cow note [11] [en russe] le déclin de l'intérêt pour le projet en ligne de Navalny : le nombre de visiteurs journaliers de Rospil.info est tombé de 2.000 en février à 800 en mars.

Le blogueur sapojnik a une explication [12] [en russe] :

с какого-то момента такие вот проекты становятся публике НЕПРИЯТНЫ. Не потому, что она вдруг начинает любить коррупционеров, а потому, что информации появляется все больше – а ничего не происходит. Тут работают голливудские механизмы: для того, чтобы нечто стало блокбастером, оно должно иметь хеппи-енд. А тут – никакого хеппи-энда, а наоборот, наш привычный российский “ужас без конца”.

A partir d'un certain moment, ce genre de projets deviennent DÉSAGRÉABLES pour le public. Non qu'il se mette à aimer la corruption, mais parce que l'information grossit de plus en plus – et rien ne se passe. Ici entrent en jeu des mécanismes de Hollywood : pour que quelque chose devienne un blockbuster, il lui faut avoir un happy-end. Et ici, il n'y a aucun happy-end, au contraire, notre habituelle “horreur sans fin” russe.

Sur LiveJournal, fima_psuchopadt évoque l’entretien de Navalny [13] [en russe] avec le journal d'opposition russe The New Times, qui débute par les mots “Bonjour au futur Président de la Russie”. Tant pis pour l'objectivité et l'impartialité journalistiques.

fima_psuchopadt cite également les résultats [14][en russe] d'une récente étude du Centre Levada, un institut privé russe de recherche, qui montrent que seul un petit 0,6 % fait confiance à Alexeï Navalny, un score plus embarrassant encore pour les dirigeants de l'opposition que pour ce dernier.

Dans un billet au ton pitoyablement outré, le blogueur chashaosa compare [15] [en russe] Navalny à Boris Eltsine  et affirme que tout combat contre la corruption est voué à l'échec tant que la Russie continue à avoir les anciens malfaiteurs aux échelons supérieurs du pouvoir.

Un récent duel verbal entre le gouverneur de la région de Perm, Oleg Tchirkounov [16] [en russe] et Alexeï Navalny a réveillé la suspicion des blogueurs. M. Tchirkounov a fait don d'argent [17] [en russe] à Navalny et a plaidé pour plus de transparence sur Rospil.info – ce que Navalny a toujours réclamé des corps administratifs. La réponse de Navalny n'a apporté aucun espoir consistant sur la future transparence du projet et a seulement insisté sur le slogan qu'il “faut lui faire confiance”. Mais, encore une fois, trop de transparence en Russie peut aisément mener à l'échec d'une bonne initiative.

De la méfiance contre tout projet anti-corruption en Russie en général et, de ce fait, contre Navalny en particulier, apparaît souvent sur l'Internet russe. colonelcassad écrit [18] [en russe] que ce combat en ligne contre la corruption rappelle le combat “monté de toutes pièces” contre les méchants dans les années 1980s en Union Soviétique.

Les réactions divisées des blogueurs envers Navalny sont symptomatiques de la société russe et de sa méfiance pour tout ce qui naît à l'intérieur du pays. Comme le dit un vieil adage russe, “Nul n'est prophète en son pays.” L'espoir est que Alexeï Navalny le fera mentir.