Il n'existe sans doute pas une seule bonne manière de rendre compte de la violence croissante et alarmante à laquelle font face les étrangers en situation irrégulière au Mexique. Mais en croisant les différents fragments de récits que l'on trouve sur les médias citoyens, on obtient un tableau plutôt sombre de la situation [liens en espagnol].
Le 1er août 2011, le blog espacioperdido a mis en ligne un billet qui retraçait l'histoire du voyage en train au Mexique :
En 1999, la gare de Buenavista a fermé définitivement. Au fil du temps, d'autres gares, ailleurs dans le pays, ont également fermé. Avec ses fermetures de gares disparaissait l'une des plus grandes réalisations du 20e siècle au Mexique : le transport de passagers par train. Il n'existe plus désormais que quelques trains de transport de fret … Ces trains transportent des marchandises mais aussi, hélas, des passagers. De la ville de Ciudad Hidalgo, au sud, près de la frontière avec le Guatemala, jusqu'aux grandes villes du nord, court l'une des plus grandes ignominies du pays. La bête, ou le train de la mort, dévore des milliers de voyageurs en provenance d'Amérique centrale et du sud, des gens qui voyagent sur le toit des wagons ou entre les wagons et s'exposent ainsi à une série de dangers, dont le plus important d'entre eux : l'homme.
Le blogueur Eduardo Barraza, qui écrit pour le journal citoyen en ligne barriozona , jette une lumière crue sur la situation de ces trains de fret vieillissants qui empruntent cette route périlleuse et transportent des passagers qui ne savent jamais s'ils vont arriver à destination ou pas.
Aux États-unis, ces passagers sont qualifiés péjorativement d'”illégaux” par bon nombre de gens. Mais au cœur de l'Amérique centrale, ces passagers représentent des hommes et des femmes sans ressources mais prêts à tout pour quitter leurs pays dans l'espoir de réussir aux États-unis.
Parce qu'ils ne peuvent s'offrir un autre moyen de transport et cherchent à éviter la police des frontières mexicaine, des milliers de ressortissants de pays comme le Salvador, le Guatemala, le Honduras ou le Nicaragua, bravent tous les dangers et montent sur le toit de trains qui partent du sud du Mexique pour les villes du nord situées le long de la frontière avec les États-unis.
Il est frappant que les deux blogs, “espacioperdido“ et “barriozona“, fassent état non seulement de l'histoire récente de la région mais aussi d'une œuvre culturelle inspirée de ces événements : un documentaire qui emprunte son titre au sinistre nom donné aux trains de transport de marchandises par ces voyageurs migrants qui risquent leur vie ou leurs membres en y embarquant.
Le documentaire tourné par Pedro Ultreras, La Bestia (La bête), sorti en 2010, raconte le voyage du réalisateur avec ces voyageurs migrants sur le toit des trains de marchandises. Véritable archive culturelle, ce film raconte un voyage parmi tant d'autres, entrepris chaque jour dans des conditions périlleuses par ces gens désespérés et sans ressources qui s'en vont chercher du travail et de meilleures conditions de vie pour eux-mêmes et leurs familles. Il offre un témoignage en images de cette situation qui continue d'être peu ou pas traitée du tout dans les grands médias.
Deux bandes-annonces du documentaire ont été mises en ligne sur YouTube par le réalisateur, toutes les deux en espagnol, dont l'une avec des sous-titres en anglais.
Le documentaire a été projeté cet été dans les villes et villages situés le long du trajet de la caravane Paso a Paso hacia la Paz’ (‘Marche pas à pas vers la paix), une marche rassemblant plusieurs centaines d'immigrés sans papiers et leurs familles ainsi que des militants des droits de l'Homme, pour protester contre les violations des droits des immigrés et réclamer justice et protection pour cette population vulnérable.
Les réactions au film, à en juger par celles exprimées sur Twitter, ont été positives et favorables. Georgina Cobos (@Ginacobos) a signalé la projection prochaine du documentaire au Sénat mexicain :
Gran tarde con Pedro Ultreras que manana muestra #LaBestia al senado
Jessica Ramirez (@Jey_21), étudiante en communication à l'université nationale autonome du Mexique (UNAM), a exhorté ses suiveurs à aller voir le film :
Todos deberiamos verlo, estara hasta el miercoles en la Cineteca. El director lo realizo con SU dinero y deberiamos apoyar #LaBestia
Barbara Cabello (@Barbara_106) a exprimé son point de vue sur le film et sur la réalité qu'il décrit :
#labestia en @cineteca nacional que buen documental, que triste que esto este en las entranas de Mexico y no se haga nada
Dans son essai intitulé “Migrants as Targets of Security Policies” (Les immigrés : Cibles des politiques de sécurité), Christine Kovic, blogueuse et professeur d'anthropologie, fait état d'un groupe d'immigrés kidnappés le 23 juin dernier alors qu'il tentaient de passer aux États-unis sur un train de marchandises :
Les autorités ne peuvent nier la souffrance et la vulnérabilité extrêmes des migrants qui traversent le Mexique en provenance de l'Amérique centrale. Ne pouvant payer les “polleros” (les passeurs) et cherchant à éviter les contrôles à la frontière, des milliers de migrants voyagent sur le toit des trains ou s'accrochent sur les côtés et s'exposent à la pluie, à la chaleur, à la déshydratation et à l'électrocution. Beaucoup d'entre eux ont perdu la vie ou des membres en tombant des trains.
Voyageant de manière clandestine, les immigrés sont susceptibles d'être attaqués, volés, rackettés ou tués.
On dispose désormais d'images puissantes du calvaire vécu par les personnes qui risquent leur vie sur le dangereux “sentier du migrant”, mais il faut sans doute replacer ces terribles images de La bestia dans une perspective géopolitique plus large. Dans son billet, Christine Kovic, la professeur d'anthropologie, souligne que les opérations de police menées pour empêcher le passage des immigrés vers les États-unis – quel qu'en soit le coût humain –ont également lieu désormais à la frontière sud du Mexique.
Les mesures visant à décourager l'immigration sont aussi maintenant mises en œuvre dans le sud, où les autorités en charge ont renforcé les mesures de sécurité, notamment le long de l'isthme de Tehuantepec, le point de passage le plus étroit du Mexique. Ces mesures sont soutenues par les États-unis pour limiter l'immigration en provenance de l'Amérique centrale. Le plan de coopération en matière de sécurité conclu entre Mexique et les États-unis, connu aussi sous le nom de “Initiative de Merida”, apporte au Mexique les fonds nécessaires “à la conception et à la mise en œuvre des mesures contre le trafic de drogue, pour la lutte anti-terroriste et la sécurité aux frontières”. Comme l'a déclaré en 2008 le sous-secrétaire d'État américain Thomas Shannon, “d'une certaine manière, nous mettons un bouclier autour de l'ALENA” (NdT : Alliance de Libre Echange Nord-Américain, traité entré en vigueur en 1994 instituant une zone de libre-échange entre les États-unis, le Canada et le Mexique). Mais ce que ne dit pas M. Shannon, c'est que ce “bouclier” laisse sans protection les migrants et les travailleurs pauvres. Pire : il en fait des cibles.
Au mois de juin dernier, la Ministre la justice mexicaine, Marisela Morales, a affirmé que la protection de la frontière sud du Mexique était une question de sécurité nationale, car pour elle “le flux de personnes et de marchandises qui entrent illégalement au Mexique et la délinquance que cela génère appellent une coordination renforcée au niveau institutionnel afin d'améliorer la vigilance, la sécurité et le respect des droits de l'Homme”. Mais Christine Kovic explique ce qu'il faut entendre derrière les mots de la Ministre :
Dire que les immigrés sans papiers qui passent par la région font partie d'un “flux illégal”, c'est considérer qu'ils n'ont pas de droits, c'est les voir principalement comme des délinquants. Cette vision des choses explique en partie pourquoi les actions menées par les États-unis, le Mexique et les gouvernements des États de l'Amérique centrale conduisent à des violations des droits de l'Homme. Ces gouvernements, ainsi que les multinationales, créent les conditions qui poussent les gens à l'émigration clandestine. Les mesures de sécurité, c'est-à-dire les points de contrôle sur les autoroutes ainsi que le long de la frontière entre le Mexique et les États-unis, conduisent les gens à voyager dans des conditions extrêmement dangereuses, ce qui crée un marché pour les passeurs. Et au final, comme les responsables de ces actes ne sont jamais poursuivis, les droits des migrants continuent d'être violés.
2 commentaires
extrait d’un billet citant le père Solalinde, principal défenseur des migrants:
Lors de la présentation du rapport « récits de la migration centraméricaine à son passage par le Mexique » élaboré par diverses organisations civiles de soutien aux personnes sans papiers, le directeur du refuge Frères du Chemin (NdT : le père Solalinde) a insisté sur le fait qu’il n’est pas exagéré d’utiliser le terme d’holocauste pour se référer à ce qui se passe dans le pays.
« Il se peut que le terme correct ne soit pas « extermination » mais « holocauste ». Il y a plus de 10 000 disparus, des dizaines d’enlèvements qui n’ont toujours pas été élucidés, des centaines de milliers de personnes extorquées et violées. « Si tout cela n’est pas un holocauste, alors je ne sais pas ce que c’est », a affirmé le religieux en s’insurgeant.
in http://blogs.mediapart.fr/blog/boris-carrier/201213/pere-solalinde-souffrances-inchangees-pour-les-migrants-centramericains
et voir aussi la vidéo édifiante (2:30 min): http://blogs.mediapart.fr/blog/boris-carrier/100614/la-bestia