Plus loin, je pénétrai dans un musée aux allures de sanctuaire. Dans sa peinture majeure, Manas apparaissait tel un prodige revêtu d'acier – à moitié sorcier, à moitié héros arthurien – dont les hôtes se rassemblaient derrière lui dans une forêt spectrale d'étendards finissant par se hisser vers les nuages pastels des cieux.
Dans le passage ci-dessus, extrait de L'ombre de la route de la soie, l'auteur de récits de voyages Colin Thubron souligne, avec l'éloquence qui le caractérise [en anglais], les qualités fantastiques de Manas, le héros populaire nomade des Kirghizes.
Personnage central d'une épopée issue de la tradition orale – souvent encensée comme étant la plus longue du monde -, Manas est associé à celui qui a unifié les quarante tribus kirghizes avant de les encourager à remporter des victoires improbables contre leurs adversaires militaires bien plus nombreux, parmi lesquels les Chinois et les Ouïghours.
Colin Thubron s'interroge ensuite sur l'exactitude historique de la légende (“A t-il seulement existé ou est-il l'amalgame de chefs de guerre à moitié mythiques ?”) tandis qu'il avance à tâtons dans les couloirs aux odeurs de renfermé de l'impressionnant complexe de Manas Ordo [en anglais] à Talas, au Kirghizstan.
Un tel scepticisme semble justifié, étant donné que les prouesses du roi guerrier ne sont jamais précisément datées par le vieux Manaschi qui chante l'épopée. De plus, aucun historien de renom n'a jamais fourni la preuve de l'existence du sauveur national.
Mais alors que le Kirghizstan se prépare [en anglais] à fêter le 20ème anniversaire de l'indépendance du pays et à l’élection présidentielle [en anglais] qui s'ensuit, Manas se fait de plus en plus réel jour après jour.
La liste exhaustive des stratagèmes idiots et rebattus qu'imaginent ces derniers mois les candidats à l’ élection présidentielle (la date a été provisoirement arrêtée au 30 octobre) et les apparatchiks du gouvernement est trop longue pour être publiée ici, mais s'il y a bien une chose qu'ils partagent c'est le fait que la plupart de leurs idées commencent par la lettre ‘M’.
En avril dernier, Neweurasia [en anglais] a couvert [en anglais] une initiative visant à rebaptiser la place Ala-Too – où plus de quatre-vingt manifestants ont été abattus [en anglais] par les troupes du gouvernement le 7 avril 2010 – place Manas.
A la mi-juillet, il s'agissait désormais de démolir [en russe] un monument dédié à la liberté sur cette place et de le remplacer par une statue du “Magnanime” Manas, une décision qui s'inscrit dans la volonté toute récente de changer l'image [en anglais] du pays.
Plus tard, en août, sentant peut-être que leur adulation du mythique roi guerrier avait été mésestimée, les hommes d'influence du pays se sont mis à débattre avec vigueur de l'éternelle question de rebaptiser ou non la capitale Bishkek d'après Qui-Vous-Savez (Indice: ce n'est ni Lord Voldermort, ni l'artiste qui se faisait jadis appeler Prince, ni encore Kourmanbek Bakiev)
Mais beaucoup de blogueurs dans la capitale ne partagent pas l'enthousiasme de leurs dirigeants, présents et futurs. Dans un article bref et ironique, Bektour Iskender, le fondateur de Kloop.kg [en russe] met au défi [en russe] le gouvernement d'aller encore plus loin et de tout renommer en l'honneur de la légende.
Vu la décision de notre gouvernement de démolir la statue de la liberté et de la remplacer par un monument dédié à Manas, et parallèlement à l'initiative de Mme Umetalieva de rebaptiser la capitale Bishkek Manas, il m'est venu l'idée tout à fait brillante de tout renommer Manas. La capitale pourrait s'appeler Manas, tout comme le président qui gouvernerait [le pays] Manas, les intersections entre deux rues portant elles aussi ce nom ainsi que les hôtels Manas au bord du lac Manas.
A ce stade, estime le blogueur, le Kirghizstan aurait toutes ses chances pour faire le remake du film “Dans la peau de John Malkovich“: “Dans la peau de Manas le Magnanime”. L'auteur de ce billet suggère que l'on persuade Mel Gibson de jouer le rôle principal.
Ce n'est bien entendu pas la première fois que le pays manifeste un tel engouement pour Manas. Le blog de Dennis Keen, connu sur la Toile sous le nom de KeenonKyrgyzstan [en anglais] emmène [en anglais] ses lecteurs dans un piège à touristes déliquescent consacré au Magnanime et participe au sentiment d'hubris associé à l'année mondiale de l'UNESCO [en anglais] organisée autour de Manas en 1995:
Cette épopée est le fondement même de la culture kirghize. C'est un document ancien, une encyclopédie, selon leurs dires, du mode de vie kirghize. Elle est au cœur de l'âme kirghize. Alors quand un organisme mondial s'est emparé du cœur de leur âme pour lui donner une renommée internationale, les Kirghizes ont un peu perdu leurs esprits. Des cours sur Manas sont devenus obligatoires à l'école, des statues équestres du héros ont été érigées partout, et à Talas, le lieu de naissance supposé de l'homme, un grand complexe a été construit près de son mausolée et on y a organisé la fête du millénaire. La première yourte à trois étages du monde a été installée en toute hâte ; des dirigeants du monde entier ont été invités […] Enfin, des centaines de danseurs ont rejoué l'épopée devant des milliers de gens et l'espace d'un jour, Talas était le centre du Kirghizstan. Pendant un an, on a eu l'impression que le Kirghizstan était le centre du monde.
A cette époque tendue, comme le fait remarquer [en anglais] un article récemment publié sur EurasiaNet [en anglais], Manas était un élément essentiel dans la volonté du premier président Askar Akaïev de promouvoir la diversité culturelle, la stabilité tribale et l'harmonie inter-ethnique. On a notamment insisté sur le fait que l'épouse de Manas, Kanikay, était d'origine tadjik et que son meilleur ami et conseiller était chinois (Akaïev s'apprêtait alors à vendre des morceaux du territoire souverain à la Chine), alors que beaucoup de ses soldats n'étaient pas kirghizes au sens strict du terme.
Mais comme le corps politique kirghize vacille malheureusement vers le proto-fascisme, une tendance observée dans un article très bien écrit [en russe] de Ilya Lukashov [en russe], Manas et son cheval ont disparu dans la vacuité.
(N.B Comme déjà souligné [en anglais] sur GV, Manas a servi de référence à certains vers anti-ouzbek qui ont fait leur apparition sur un site de droite [en russe] après le cataclysme [en anglais] qui a secoué Osh et Jalal-Abad en juin 2010. Ce site est encore ouvert mais rarement mis à jour).
Ce changement apparent de direction politique n'échappe pas aux analystes étrangers. David Trilling [en anglais], le rédacteur en chef d’EurasiaNet pour l'Asie centrale publie [en anglais]:
Suite au basculement idéologique de la libération nationale au nationalisme, les autorités de Bishkek ont enlevé une statue imposante appelée “Liberté” et la remplaceront bientôt par une statue du héros mythique Manas. Manas, personnage de l'épopée éponyme en kirghize, a bénéficié d'une renaissance ces dernières années tandis que le Kirghizstan peine à définir son identité.
Il ajoute ensuite [en anglais]:
Cette tâche est devenue encore plus urgente depuis les pogroms ethniques de l'année dernière à l'encontre des minorités, qui constituent 30 pour cent de la population du Kirghizstan. Mais dans cet état multiethnique, Manas – contrairement à la Liberté – est incontestablement kirghize.
La communauté des blogueurs du Kirghizstan n'est semble t-il pas opposée à Manas en soi, car la légende elle-même constitue une magnifique représentation des trésors de la tradition orale et de l'imagination fertile ancrés dans les coutumes du pays.
Les blogueurs craignent plutôt qu'il y ait davantage de “Manas-pulation”, à savoir la récupération cynique de l'épopée par la rhétorique éternellement ambitieuse et populiste [en anglais] qui suscite le conflit entre les groupes ethniques, fait fi des déboires économiques de l'état, et sacrifie le changement pour la tradition.
Colin Thubron a commencé à écrire L'ombre de la route de la Soie en 2003. Presque neuf ans et deux coups d'états après qu’ il ne se soit lancé dans sa propre épopée, son périple lyrique, les dernières remarques de son chapitre kirghize – “Le passage de la montagne” – sont investies d'une prescience frappante [en anglais].
Les pèlerins [qui se rendent au complexe de Manas Ordo à Talas] embrassent les murs délicats. S'ils pouvaient lire le kufique, cela ne les dérangerait pas. Une légende peut être hébergée n'importe où et Manas, comme l'Empereur Jaune, nage dans son propre flot temporel. Une nation, comme l'a déclaré le philosophe Renan, est liée non pas par son passé réel mais par les histoires qu'elle se raconte, par ce dont elle se souvient et ce qu'elle oublie, écrit-il.
Des photos de la démolition de la “Statue de la Liberté” que Manas est censé remplacer sont disponibles ici, avec l'autorisation de la blogueuse de Kloop Ilya Karimdzhanov [en russe].