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Russie : Pourquoi nous voulons émigrer

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Arts et Culture, Gouvernance, Histoire, Idées, Liberté d'expression, Médias citoyens, RuNet Echo

Le thème de l'émigration, apparemment toujours prégnant dans le cyber-espace russe, a été relancé ces derniers mois par une série de billets de blogs retentissants d'auteurs de différentes couches sociales, devenus une plate-forme où exprimer ses positions sur le présent et le futur du pays, et la place qu'y ont les individus.

La question de l'émigration de masse des Russes a plus d'un siècle. Dans le passé, plusieurs vagues d'émigration [1] [en anglais] ont privé le pays de millions de travailleurs qualifiés, de scientifiques et d'écrivains. L'émigration hors de Russie n'a jamais cessé depuis. Malgré l'amélioration de la situation économique ces dernières années, bon nombre de Russes rêvent toujours de quitter leur pays.

Stamped passport. Image by Flickr user Sem Paradeiro (CC BY-NC 2.0). [2]

Passeport tamponné. Photo sur Flickr de Sem Paradeiro (CC BY-NC 2.0).

Le quotidien russe Novaya gazeta a rapporté [3] [en russe] un récent sondage selon lequel 22 pour cent d'adultes (surtout des hommes d'affaires et des étudiants) indiquaient être prêts à quitter définitivement la Russie, et citait aussi un “chiffre officiel” de 1,3 million de scientifiques et ingénieurs partis dans les “années récentes.”

“La Russie est le mal”

“La Russie est le mal sous sa forme pure et sans alliage,”ainsi commençait le billet de blog de l'auteur russe renommé et à présent émigré Iouri Nesterenko, qui a obtenu l'asile politique aux Etats-Unis. Ecrit fin 2010, cet article désormais célèbre [4] [en russe] intitulé “Exodus” est allé droit au coeur de nombreux blogueurs russes.

Rapidement devenu une lecture obligée autant pour les pro- que les anti-émigration, le billet de Nesterenko est le cri de rage de quelqu'un qui a essayé de vivre en Russie mais n'a jamais pu en supporter les réalités.

Nesterenko insistait sur la mentalité russe, dont il dit qu'elle a empêché, empêche et empêchera le pays de d'accéder à la prospérité.

Il critiquait ses compatriotes pour avoir de tout temps produit des gouvernants corrompus : “Ils ne sont pas venus de Mars,” écrit-il, traitant de nuls la Russie et sa population. Il a écarté tous les arguments en faveur du patriotisme russe et appelé à une émigration de masse :

Россия – это не то, ЧТО следует спасать, а то, ОТ ЧЕГО следует спасать. Спасать всех, кого можно спасти, начиная с самих себя. Таким образом, эмиграция является единственным разумным выходом. Хватит уже гробить свои жизни на то, чтобы стать удобрением для российской грязи, на которой все равно не вырастет ничего, кроме чертополоха.

La Russie, il ne s'agit pas de LA sauver, mais plutôt de s'EN sauver. Sauver tous ceux qui peuvent l'être, à commencer par soi-même. L'émigration apparaît donc comme l'unique issue raisonnable. Assez ruiné notre vie pour servir de compost à la saleté russe, sur laquelle ne poussera de toute façon que du chardon.

A l'appui de cet argument qu'il n'adviendra jamais rien de bon à la Russie, Nesterenko évoque l'indifférence des Russes devant la liberté relative dont jouit actuellement le pays :

Доступ к интернету имеет не менее трети россиян […]. И как они этот доступ используют? Заполняют политизированные форумы своей ненавистью к Западу, Грузии, Украине, “демшизе”, ну и “жидам”, само собой […], ностальгией по Совку и славословиями Сталину. Западные радиостанции никто не глушит – но кто их слушает? Ведь по ним вещают “враги, которые всегда против России”[…].

Pas moins d'un tiers des Russes ont accès à Internet […]. Et que font-ils de cet accès ? Ils remplissent des forums politiques de leur haine pour l'Occident, la Géorgie, l'Ukraine, la “demshiza” [mot péjoratif pour le mouvement démocrate, contraction des mots “démocratie” et “schizophrénie”] et, bien entendu, les Juifs […], de nostalgie pour la Sovok [l'Union Soviétique] et de panégyriques de Staline. Les radios occidentales ne sont pas brouillées, mais qui les écoute ? Puisque sur elles sont diffusés “les ennemis”, qui sont toujours contre la Russie […].

“Je sais seulement une chose,” concluait Nesterenko, “je ne reviendrai pas en Russie. Et je suis heureux que maintenant pour moi ce n'est plus ni ‘notre pays’ […] ni même ‘le pays.’ C'est désormais et à jamais ‘ce pays-là.'”

Raisons d'émigrer

Viktoria est une blogueuse qui se décrit comme une “jeune femme de 25 ans qui veut quitter ce pays. “Elle a écrit le billet “Mes neuf raisons de quitter la Russie” [5] [en russe] qui a obtenu 9.000 “j'aime” sur Facebook, 8.000 “lu” sur le réseau social russe à grande diffusion Vkontakte.ru, 1.400 re-tweets sur Twitter et plus de 2.000 commentaires.

Comme le promet le titre, Viktoria esquisse ce qui l'a poussée à quitter la Russie : l'insécurité, la médiocrité des soins médicaux, le faible niveau de l'enseignement, le manque de professionnalisme, les prix élevés de l'immobilier, la corruption généralisée, la mauvaise qualité de ce qui est produit en Russie, le mépris des droits et libertés et – le facteur le plus important pour Viktoria – la mentalité de “manque de respect pour autrui et l'intolérance frisant le fascisme.”

Представьте себе на секунду, что вот так случилось и всё правительство, все чиновники трагически погибли в один день. Что будет через неделю, через месяц? Будут те же самые рожи и на тех же самых местах. Почему? Потому что люди не меняются, потому что по каким-то не вполне понятным мне причинам у нас такие люди.

Imaginez une seconde qu'il est arrivé quelque chose et que tout le gouvernement, tous les fonctionnaires ont péri à la fois. Comment ça sera après une semaine, un mois ? Il y aura les mêmes gueules dans les mêmes endroits. Pourquoi ? Parce que les gens ne changent pas, parce que pour des raisons que je ne m'explique pas complètement, nous avons des gens de cette sorte.

“Vous avez beau dire que je dois me battre pour mon bonheur, pour mon brillant avenir,” écrit Viktoria. “Je regrette, les amis, je ne suis pas une guerrière, je suis une modeste administratrice système. Je ne veux pas un avenir brillant, je veux un présent stable.”

Vous n'allez pas partir

Au fort de cette vague de discussion sur l'Internet russe, le blogueur armyan-capitan a écrit un billet sceptique [6] [en russe], détaillant pourquoi beaucoup n'émigreront jamais. La principale raison, pour lui, est la passivité :

Не смешите. Ваши дедушки по 10 лет ждали, когда их арестовывать придут и не дернулись уехать даже в соседний город. А когда их везли на Колыму, ждали амнистию и собирали шелуху у лагерной помойки. И это не «быдло», офицеры, чиновники, интеллегенция… Быдлом стали их внуки. Жирные менты, офисная шваль, путинская гвардия спиногрызов. Никуда вы не уедете. И не потому что у вас денежек нету.

Ne me faites pas rire. Vos grands-pères ont attendu 10 ans quand on venait les arrêter et ne se sont même pas donné la peine de partir dans la ville voisine. Et quand on les conduisait dans la Kolyma [7] [région de Sibérie célèbre pour ses camps du goulag], ils attendaient une amnistie en ramassant des épluchures dans les ordures du camp. Et ils n'étaient pas du “bétail” mais des officiers, des fonctionnaires, l'intelligentsia… C'est leurs petits-enfants qui sont devenus du bétail. Des flics gras, de la pègre en col blanc et la garde poutinienne de gosses. Vous ne partirez nulle part, et pas parce que vous n'avez pas un sou.

Le blogueur poursuit avec deux autres raisons qui retiennent les candidats à l'émigration : les difficultés pour obtenir le statut d'immigration et l'incapacité à s'adapter à d'autres cultures :

Вам не выжить там, где правит закон, а не ваше любимое БАБЛО. Вам это не понять. Уже на генетическом уровне. Вам не выжить с вашей вселенской злостью среди нормальных людей. Они вас не поймут и не примут. Вы это почувствуете сразу, как приедете жить, а не в отель пожрать включенного халявного пива.

Vous ne survivrez pas là ou la loi, et non votre cher ARGENT LIQUIDE est au-dessus de tout. Vous ne le comprendrez pas. C'est génétique. Vous ne survivrez pas au milieu des gens normaux avec votre haine universelle. Ils ne vous comprendront pas ni ne vous accepteront. Vous le sentirez tout de suite quand vous arriverez, sans aller à l'hôtel pour écluser gratuitement de la bière comprise dans le prix.

L'audience énorme de ces billets sur l'Internet russe montre que le sujet ne laisse personne indifférent. Elle est aussi un bon indicateur du nombre d'internautes mécontents de la situation en Russie.

Le célèbre institut de sondage Centre Levada rapporte [8] [en russe] que de moins en moins de Russes pensent que leur pays va dans la bonne direction. Le nombre de ceux qui approuvent le travail du gouvernement est aussi en déclin constant.

La mentalité est peut-être facile à mettre en cause pour de nombreux problèmes dans le pays, comme l'émigration peut paraître une solution rapide à beaucoup de jeunes. Mais reconnaître à la réalité russe “des ressorts dans la mentalité” peut s'avérer un petit pas vers le changement après des siècles d'obéissance silencieuse face à des souverains oppresseurs et des gouvernants corrompus.