Une langue utilisée par des millions de personnes peut-elle être protégée par des droits d’auteur et appartenir à un organisme ou une institution ? Son appropriation par des tiers est-elle légalement tolérable ou même éthique ?
Ces questions ont été posées récemment sur Internet à partir de l’avertissement envoyé par l’Académie Royale de la Langue Espagnole (RAE pour les sigles en espagnol) et le Groupe éditorial Planeta [en espagnol] au journaliste uruguayen Ricardo Soca afin que soient retirés de son site, el castellano.org [en espagnol], les contenus considérés comme étant leur propriété exclusive, ainsi que les liens au site officiel de la RAE. Selon des extraits du document de la RAE mis sur Internet par Soca :
Nous souhaitons vous informer que l’institution citée est l’unique propriétaire légitime de la marque RAE ainsi que de l’information contenue sur le site www.rae.es, par conséquent leur utilisation est strictement limitée.
Et un peu plus loin:
Dans le but d’éviter des pratiques déloyales et de protéger les droits légitimes de propriété industrielle et intellectuelle de la RAE, l’introduction de liens facilitant l’accès direct à quelque contenu que ce soit des sites de la RAE est formellement interdite, sauf si les procédés utilisés sont ceux que la RAE implante dans ce but, comme les boutons intégrables au navigateur ou autre type de logiciel.
Le document est l’habituelle “mise en demeure de cesser” [en anglais] utilisée par les avocats de la défense des droits de propriété ou autres. La demande pourrait sembler raisonnable, car elle fait référence non pas à l’utilisation de la langue mais plutôt à celle des ressources et contenus propres de la RAE, cependant l’affaire n’est pas si simple. Le journaliste concerné, Ricardo Soca, pensait [en espagnol] qu’une institution comme la RAE n’avait pas de but lucratif :
Cependant, pour des raisons commerciales, la RAE est réticente à faciliter le fruit de son travail : son dictionnaire en ligne n’offre pas tous les services de sa version commerciale en CD-ROM, le Nouveau Trésor Lexicographique de la Langue Espagnole (Nuevo Tesoro Lexicográfico de la Lengua Española) ne met pas à disposition sur Internet les mêmes services que la version payante en DVD, et elle ne permet pas non plus la diffusion de ses travaux hors de son site pour les mêmes raisons.
Soca ajoute :
Il est en effet surprenant qu’une société aussi puissante que le Groupe éditorial Planeta puisse se présenter au nom de l’Académie Royale, et faire pression pour empêcher la diffusion sur Internet d’œuvres élaborées par les vingt-deux académies, comme par exemple le Dictionnaire de la langue espagnole (Diccionario de la lengua española) et qu’elle prétende imposer les lois du territoire espagnol aux pays hispanophones.
L’association entre la RAE et le Groupe Planeta pourrait étonner, cependant Juan Luis Sánchez de Periodismo Humano explique [en espagnol] :
L’Académie est une corporation publique financée à 50 % par les grandes entreprises espagnoles […] par le biais de la Fondation pro RAE, justement créée en 1993 pour « canaliser l’aide » de la société civile. Le Roi d’Espagne est le président honoraire de la Fondation pro RAE.
Il informe aussi au sujet des conséquences supplémentaires de l’action de la RAE :
Cette stratégie […] a indirectement provoqué la fermeture d’un autre site en rapport avec la RAE. Cette fois-ci il s’agissait d’une « version améliorée » [en espagnol], élaborée par Franz Mayrhofer, un hispaniste collaborateur de l’Institut Cervantes en Californie (voir ici sa fiche professionnelle, en espagnol), permettant de consulter le Dictionnaire pan hispanique des difficultés (Diccionario Panhispánico de Dudas).
Sánchez fait aussi référence au cas de Gabriel Rodríguez de Dirae.es [en espagnol], et explique que ce moteur de recherche renvoie au site de la RAE par le biais d’un lien. Cependant, citer et renvoyer au site n’est pas non plus autorisé par la politique de droit d’auteur de l’Académie.
L’ auteur de Dirae, explique en faveur de ce site qu'il « fait exactement la même chose que des moteurs de recherche comme Google ». C'est-à-dire qu’il « fait des recherches dans les contenus des sites, montre un extrait du texte qui coïncide et renvoie au site ». D’ailleurs, si nous utilisons Google, nous pourrons trouver des résultats très semblables pour le terme « toile » [tela, en espagnol]. L’« unique différence », remarque Gabriel Rodríguez, « c’est que Dirae n’ajoute pas de publicité et ne génère aucun profit, contrairement à Google ou Bing. Mais évidemment, on rirait au éclats à Mountain View si Planeta envoyait un tel avertissement à Google ».
Après avoir donné ces exemples intéressants d’utilisation de l’information que la RAE prétend d’une certaine façon « privatiser », Sánchez conclut :
Alors que le site du dictionnaire de la RAE est grossier et peu utilisable [en espagnol], des alternatives à but non-lucratif comme celle de Franz Mayrhofer ou Gabriel Rodríguez offrent, d’une part, une expérience plus agréable et, d’autre part, des services que la RAE ne développe pas directement.
La RAE devrait-elle permettre l’usage à but non-lucratif de ses bases de données, ses définitions, ses normes ? Devrait-elle le permettre y compris à des fins commerciales ? Toute cette affaire serait au cœur du débat sur la propriété intellectuelle publique, débat semblable à celui que les politiques de transparence suscitent [en espagnol], si ce n’était à cause du fait que l’écosystème de l’Académie n’est pas seulement institutionnel.
Critiques et réactions de la blogosphère
Le cas de Soca a déclenché un débat autour de ce genre de pratiques. Au temps où des courants de pensées comme #opendata (données ouvertes, en espagnol) commencent à pénétrer dans les institutions publiques au nom d’une plus grande transparence, des démarches comme celles de la RAE semblent dater d’une autre époque. Cependant, elles sont le fruit de la libéralisation, ou peut-être de la marchandisation « in extremis » de l’état et de ses ressources, car le Groupe Planeta ne fait que défendre sa participation (ou plutôt son investissement) dans RAE. Ainsi, beaucoup pensent [en espagnol] que la RAE devrait totalement se privatiser ou bien devenir publique à part entière, avec des conséquences différentes pour chacun des cas de figure.
Ebaste, du blog Crónicas desde el Molino, fait une série de critiques à la RAE et dit [en espagnol] qu’elle a perdu le nord et se trouve en pleine crise d’identité. Au sujet des droits d’auteur des œuvres de l’Académie Royale, il signale :
Un grand nombre de ces travaux, notamment les dictionnaires, ont été élaborés au cours des 300 ans dernières années par beaucoup de personnes de façon désintéressée ou financée par tous. Il n’est pas acceptable que des restrictions de droits d’auteur soient maintenant appliquées au profit de groupes éditoriaux privés.
Sur Alt1040, Géraldine Suárez écrit au sujet de la philosophie des liens, procédé que la RAE interdit quand elle est concernée, et donne son opinion [en espagnol] sur les droits d’auteur :
Je voudrais juste signaler, en faveur de la RAE, que s’adapter à la société d’information n’est pas obligatoire, même si c’est souhaitable, surtout dans un contexte académique. Évidemment, si la RAE n’est intéressée que par le profit et non pas par la diffusion, nous pouvons penser qu’elle restera ancrée dans le siècle dernier, en s’appropriant le domaine public [en espagnol] et en prétendant qu’elle en possède la marque déposée.
Jorge Fondebrider, du blog Club de Traductores Literarios de Buenos Aires, essaie de voir le problème dans son ensemble et pense que cette action de la RAE n’est que le sommet de l’iceberg. Son opinion se fonde sur un site annoncé [en espagnol] de la RAE et financé par la compagnie Telefónica, et il cite le blog Addenda et Corrigenda [en espagnol] pour dire [en espagnol] :
« Détrompons-nous » –concluent les auteurs d’Addenda et Corrigenda– « contrairement à nous, ils sont les propriétaires de la langue et de la culture en espagnol » […] La nouvelle de l’affront à Ricardo Soca n’a pas circulé dans les journaux, […] En privé, excepté quelques amis espagnols conscients de la gravité des faits, la plupart de ceux qui étaient au courant se sont d’abord montrés indignés, puis sont passés à autre chose, en apprenant que le sens profond de l’affaire est une politique économique et géostratégique de l’État espagnol dont l’axe central est la langue (politique qui fait vivre toutes les entreprises espagnoles en rapport avec la langue, ne l’oublions pas). Et voilà où en sont les choses.
La question est maintenant de savoir ce que l’on peut attendre de l’Espagne et que vont faire les gouvernements et les associations d’Amérique latine face à cette privatisation cachée de la langue qui est notre patrimoine.
Mais les gens ne sont pas restés les bras croisés, et le blog RAE : Domaine Public (Parce que la langue est à tout le monde) [en espagnol] a été créé et indique dans sa rubrique « À propos » [en espagnol] :
Transformer le patrimoine public en un monopole est une aberration et un abus. C’est pourquoi, nous exigeons que l’information rassemblée et gérée par la RAE –financée, il faut le rappeler, par des fonds publics– passe immédiatement au Domaine public.
Il y a aussi une pétition à signer en ligne et dirigée à la RAE, « La langue appartient à tout le monde, et non pas à des grandes entreprises » [en espagnol].
Enfin, le billet « Tout sur mon RAE©. La longue histoire de l’affaire Ricardo Soca » [en espagnol] du blog cité plus haut Addenda et Corrigenda, rassemble les informations les plus significatives et les plus révélatrices. Les mots-clés à suivre sur Twitter sont #RAEcensura #RAEdominiopublico #defineRAE #RAE.
Illustration du billet APOYO A R.SOCA du site SCH. La version originale de ce billet a été publiée sur le blog de Juan Arellano [en espagnol] le 12 octobre 2011.