Ce billet fait partie du dossier de Global Voices sur l'Europe en crise
La multitude de mouvements de protestation qui ont suivi la mise en oeuvre des programmes d'austérité dans de nombreux pays européens en proie à la crise des dettes souveraines aurait dû nous apprendre que lorsqu'une économie nationale est laissée à la merci des taux d'intérêt et des marchés financiers, tôt ou tard la population finit par donner libre cours à son mécontentement. Et surtout dans un pays comme l'Italie, déjà mise à rude épreuve par des années de gabegie publique, et où la désinformation vient s'ajouter aux déficits budgétaire et démocratique.
Depuis mi-janvier, l'Italie est balayée par une vague de manifestations, qui s'est ouverte en Sicile avec la mobilisation des agriculteurs, camionneurs et pêcheurs, souvent de petits entrepreneurs, rejoints ensuite par l'ensemble des Siciliens, salariés, étudiants et chômeurs. Le mouvement est dénommé Forza d'Urto [en italien] (“force de choc”), mieux connu comme “le mouvement des fourches”.
A partir du 6 janvier, les barrages des chauffeurs de poids lourds ont immobilisé les routes et autoroutes de l'île durant six jours avec au moins 26 barrages, interrompant la circulation des marchandises et mettant le commerce à l'arrêt, avec de longues files d'attente aux stations d'essence et des rayons vides dans les supermarchés.
Puis le mouvement a essaimé dans d'autres régions [en italien], avec des grèves et barrages dans toute l'Italie. A Rome, lors d'une manifestation de pêcheurs devant la Chambre des Députés, trois manifestants auraient été blessés, dans une mobilisation massive contre le programme d'austérité du premier ministre Mario Monti et son cabinet, pour déplorer notamment la hausse brutale du prix de l'essence. Pendant les premiers jours de la contestation, les médias italiens sont pourtant restés largement silencieux, sauf quelques journaux locaux, comme le souligne Marco Cedolin sur son blog Il Corrosivo [en italien] :
I media mainstream in queste stesse ore tacciono, reputando (e lasciando intendere) che in Sicilia non stia accadendo nulla che meriti attenzione, tutto tranquillo e nessun problema.
Davvero la protesta in questione è una vicenda d’importanza ed incidenza così minimale da non meritare neppure un servizietto di 50 secondi, di quelli che comunemente vengono dedicati perfino al nuovo tatuaggio sfoggiato dal vip di turno?
La protestation aurait-elle une importance et incidence si minimes qu'elle ne mériterait pas même un service de 50 secondes, comme ceux qu'on réserve habituellement au dernier tatouage arboré par la célébrité du moment ?
Les secteurs en grève protestent contre le programme libéral du gouvernement, mais sont aussi unis par un sentiment d'impuissance de la “caste politique” dans sa totalité : pêcheurs qui se disent désormais dans l'impossibilité de soutenir les coûts de leurs entreprises à cause de l'impôt d'excise ; camionneurs qui n'arrivent plus à transporter les marchandises au faible tarif déterminé par l'ouverture de la concurrence du fait de l'augmentation du prix des carburants. Tout cela fait que la mobilisation a rencontré un fort scepticisme et l'accusation de ne représenter que d'étroits intérêts corporatistes.
Sur le blog Fuori Onda [en italien], David Incamicia reflète cette position, tendant à critiquer le mouvement pour tout mettre sur le dos de l'actuel gouvernement, qui a hérité en novembre dernier de Berlusconi un pays à l'économie brisée et à la réputation internationale en miettes :
Le piazze in rivolta avevano certamente motivo d'essere fino a qualche settimana fa, quando l'irresponsabilità di “un sol uomo al comando” e la sua ostinata resistenza al potere hanno finito per rendere ancor più dura e di difficile risoluzione la pesante situazione sociale del Paese (…)
Ma oggi, proprio per evitare il tracollo definitivo, occorre che tutti giochino nella stessa squadra (…) Gli egoismi vanno rimossi senza se e senza ma. Così come l'ancora poderosa demagogia che arringa a destra e a manca.
Les révoltés sur les places avaient certainement motif de l'être jusqu'à il y a quelques semaines, lorsque l'irresponsabilité d'un “seul homme aux commandes” et son obstination à se maintenir au pouvoir a fini par rendre encore plus dure et plus difficile à résoudre la situation sociale pesante du pays.
Mais aujourd'hui, précisément pour éviter la dégringolade définitive, il faut que tous jouent dans la même équipe (…) Les égoïsmes doivent être remisés sans “si” et sans “mais”. Pareil pour l'encore lourde démagogie qui vient de droite et de gauche.
Tandis que ceux qui s'empressent de saisir l'occasion de s'en prendre à l'actuel gouvernement (comme le parti d'extrême-droite Ligue du Nord, maintenant dans l'opposition) semblent vouloir ignorer que le mouvement paysan (ou Mouvement des Fourches) est en fait né l'été dernier [en italien], et que les pêcheurs montent des grèves depuis 2008, il persiste une incapacité (ou absence de volonté ?) de définir la nature du mouvement, ce qui favorise la confusion et la politisation à des fins divergentes.
Pendant les grèves, les médias généraux ont mis l'accent sur les infiltrations mafieuses supposées [en italien] et la mort d'un camionneur à Asti [en italien], tandis que sur Facebook les pages dédiées ou associées au mouvement proliféraient, avec la révélation, entre autres, d'un certain nombre de liens [en italien] avec la mouvance néofasciste Forza Nuova, qui soutient les Fourches. Les mots-clics qui reviennent sur Twitter étaient #fermosicilia, #forzadurto e #forconi.
Le commentaire suivant de Veneti stufi [en italien] sur ce qui se revendique comme la page Facebook officielle du mouvement [en italien] représente bien cette confusion:
Non capisco più nulla, pagine colme di rabbia e non di vera indignazione/protesta, ma quali sono i VERI FORCONI? Il sito non è attivo, ognuno in rete dice tutto ed il contrario di tutto, USATE la rete e coinvolgete le persone, non date modo di strumentalizzarvi.
Néanmoins, il y a eu aux différents défilés organisés dans diverses villes de Sicile, dont Gela (sur la vidéo) et Palerme, des étudiants, des chômeurs et des jeunes de toutes obédiences politiques, comme le prouve ce communiqué de presse [en italien] signé de la Studentato Autogestito Anomalia [en italien] (Singularité autogestionnaire étudiante) et du Laboratorio Vittorio Arrigoni [en italien], deux des principaux centres sociaux de la ville :
La protesta popolare che si sta diffondendo in Sicilia come tutte le proteste di questo tipo sono complesse, di massa e contradditorie, ma di sicuro parlano il linguaggio della lotta contro la globalizzazione, contro equitalia e lo strozzinaggio legalizzato che sta mettendo in miseria larghe fasce della societa’ siciliana , contro la casta politica di destra e di sinistra (…)
Noi, militanti di centri sociali e di spazi occupati della citta’ di Palermo, sosterremo la lotta di “forconi” e autotrasportatori perchè frutto di una giusta battaglia e perchè ricca di positive e “incompatibili” energie; per questo, come sempre, saremo al fianco di chi lotta contro la crisi e questo intollerabile sistema.
Nous, militants des centres sociaux et des espaces occupés de la ville de Palerme, soutiendrons la lutte des “fourches” et des camionneurs parce qu'elle est le fruit d'une bataille juste et est riche d'énergies positives et “incompatibles” ; pour cela, comme toujours, nous serons aux côtés de ceux qui luttent contre la crise et ce système intolérable.
Selon Marco Cedolin [en italien], la protestation mérite attention parce qu'elle tente de dépasser la fracture idéologique :
Non so quanta “fortuna” avrà la protesta dei Forconi che sta paralizzando la Sicilia, così come non conosco le prospettive di una movimentazione che sembra manifestarsi (per la prima volta in Italia) realmente trasversale, abiurando i partiti e tentando di mettere nel cassetto le divisioni settarie fra “rossi e neri” che da sempre minano alla radice qualsiasi battaglia in questo disgraziato paese, conducendola ogni volta sul binario morto della diffidenza e dei distinguo.
L'échec de l'opinion publique à saisir la nature des protestations est aussi, et peut-être d'abord, celui des mass média à raconter l'histoire, un autre legs des années Berlusconi (l'Italie est 61ème du classement mondial de la liberté de presse de Reporters sans Frontières 2011-12, et les hommes politiques hésitent encore à s'y confronter [en italien]. Pour Davide Grasso, qui écrit sur le blog Quiete o Tempesta [en italien], le mouvement des Fourches, c'était :
l’ennesimo successo a metà del sistema italiano dell’informazione. Successo nel combattere le aspirazioni dei soggetti sociali che scelgono la strada della protesta ma fallimento (opposto e speculare) nel comprendere e riportare un rilevante fenomeno sociale.
Enfin, Nicola Spinella écrit sur Agoravox [en italien] :
Il celebre motto “divide et impera” rivela ancora oggi, dopo due millenni, la propria immortalità: è bastato agitare davanti al popolo il fantasma della mafia infiltrata nelle fila degli autotrasportatori, assimilarli a sigle dell'estrema destra, per ridurre la protesta ad un fuoco di paglia. Difficile pronosticare uno scenario futuro per tutta un'Italia scossa dal salasso Monti e da un ventennio di malgoverno berlusconiano.
Le dialogue entre le pouvoir et le mouvement semble au point mort, et une nouvelle série de manifestations était attendue lundi 6 février, avec des occupations dans un certain nombre de villes et agglomérations de Sicile. Quelques-unes ont fait l'objet de reportages, mais les occupations prévues de ports et raffineries semble reportées. De longues files d'attente aux stations d'essence à Messine ont été rapportées samedi 4 février, semble-t-il en prévision des grèves.
Ce billet fait partie du dossier de Global Voices sur l'Europe en crise
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