Ce 16 mars, le monde commémore le 120ème anniversaire de la naissance du grand poète péruvien César Vallejo (né en 1892 au Pérou et mort en 1938 à Paris). Wikipedia rappelle qu'il “est le poète péruvien le plus célèbre et l'une des figures les plus importantes de la poésie hispano-américaine du XXe siècle. Il est considéré comme l'un des plus grands poètes de langue espagnole et l'un des plus novateurs, malgré la brièveté de sa vie comme de son œuvre”.
Au Pérou, la date de la naissance de César Vallejo a été commémorée [ce lien ainsi que les suivants sont en espagnol] par différentes activités telles que des lectures poétiques, des conférences et la parution de nouvelles publications.
L'une des choses qui n'ont pas manqué de surprendre les Péruviens amoureux de la littérature, a été le doodle créé par Google pour rendre hommage à l'écrivain, et visible uniquement au Pérou et aux États-Unis. Cet hommage est l'aboutissement d'une campagne menée par plusieurs internautes sur Facebook, avec le soutien de la Casa de la Literatura Peruana, qui sont allés jusqu'à faire plusieurs propositions de doodles destinées à être envoyées à Google, même si, au final, c'est un doodle original de Google qui a été choisi.
Le blog Debae Pedagógico a reproduit quelques-uns des doodles proposés, à côté de ceux que son auteur, l'artiste de Lima Javier Quijano, a réalisés lui-même :
Je me suis concentré sur la personnalité pensive et sur la tristesse des poèmes de Vallejo faisant allusion à la souffrance humaine. S'agissant d'un écrivain ayant vécu à une époque révolue, j'ai choisi des éléments évoquant quelque chose d'ancien et de précaire tout en faisant également allusion à la situation économique peu enviable que connaissait le poète.
#culpadevallejo [La faute à Vallejo]
Pour autant, ce 120ème anniversaire a donné lieu à une polémique. Celle-ci a été déclenchée par une rubrique d'un journal local qui faisait justement référence à la mise en avant de la tristesse de Vallejo, à laquelle il était reproché d'avoir porté atteinte au subconscient national et d'être responsable du supposé caractère défaitiste des Péruviens. L'auteur de la chronique, Diego de La Torre, s'en était ensuite pris à J.R. Ribeyro, un autre écrivain péruvien, pour encenser les théories libérales, favorisant, selon lui, l'émergence d'”un citoyen doté d'une mentalité de gagneur décomplexé.”
Les réactions sur les réseaux sociaux ne se sont pas fait attendre et ont été extrêmement vives à son encontre, tout particulièrement sur Twitter, où le hashtag #culpadevallejo [la faute à Vallejo] a fédéré la twittosphère qui, sur un ton sarcastique, a présenté le poète comme le responsable de pratiquement tous les maux qui frappent les Péruviens.
Sur Facebook, une copie de la chronique a connu elle aussi une large diffusion. Mais c'est sur les blogs que l'on trouve une réponse mieux argumentée contre la chronique. Ainsi, Gustavo Faverón écrit :
L'article de Diego de la Torre dit que nous serions meilleurs si, au lieu d'avoir l'un des conteurs les plus brillants de la tradition hispanique et au lieu d'avoir quelqu'un qui a sans doute été le plus grand transformateur de la poésie en espagnol de ces 350 dernières années, nous avions eu une série d'épigones de Paulo Coelho. […]
Diego de la Torre, dont la capacité de lecture ne peut aller au-delà d'interprétations au pied de la lettre (comme celles du célèbre personnage de Ribeyro, qui a fini par tuer son amante car elle était incapable de comprendre une métaphore), suppose que la vie est littéralement une compétition à l'issue de laquelle les participants reçoivent une médaille, et que dans cette vie, une personne comme Vallejo, peut-être parce qu'il est mort sans argent ou qu'il n'a pas connu la renommée universelle de son vivant, ou tout simplement parce qu'il n'a pas abdiqué en faveur de la logique du capital comme la mesure unique de toute morale, n'est rien d'autre qu'un raté.
Il conclut sur ces mots :
Ce sont des idioties, bien évidemment. Des idioties qui reviendraient à dire que, c'est par la faute de Sophocle que les Grecs croyaient que l'effort de l'homme était vain, ou que c'est par la faute de Kafka que les Allemands estiment que l'homme est au fond un cafard, ou que c'est par la faute de Melville, de Hawthorne, de Poe et de Faulkner que les Américains croient être condamnés au malheur et à l'horreur, ou que c'est par la faute de Camus et de Sartre que les Français sont devenus fatalistes ou nihilistes.
Sur le blog collectif Mil Inviernos on trouve une opinion exprimée de manière similaire :
Pour de la Torre, César Vallejo a été plus néfaste que Fujimori ou Guzmán parce qu'il s'est insinué dans l'inconscient et, pour le discerner, il faudrait faire appel à un psychoanaliste. Il faudrait demander au chroniqueur péruvien quelle a été l'influence des “Onze mille verges” d'Apollinaire sur le comportement des Français ou si Passolini, pour avoir réalisé “Salo ou les 120 jours de Sodome” est le coupable de ce que l'Italie ait eu un Berlusconi.
Iván Thays signale quant à lui, à propos des twitteurs indignés, que la plupart d'entre eux “n'ont pas lu et ne liront pas une seule ligne de Julio Ramón Ribeyro ou de César Vallejo”. Il estime à propos de la chronique :
Non seulement il donne crédit à une idée improbable, selon laquelle une œuvre peut porter atteinte au subconscient national, ou à une idée préjudiciable, en insinuant en filigrane que les auteurs représentatifs doivent écrire des livres optimistes afin de favoriser l'estime de soi dans leur pays, mais, en plus de cela, il a lu de manière superficielle et légère les auteurs qu'il évoque, en particulier César Vallejo, qui est tout sauf un défaitiste […]
Il faut bien voir que quand César Vallejo écrit : “Je suis né un jour où Dieu était malade“, il n'exprime pas une idée défaitiste mais son désaccord face au monde, témoignant qu'il existe une idée de justicie implantée par un supérieur (qu'on lui donne le nom de Dieu ou un autre nom), à laquelle il s'oppose. Dans ce poème, la phrase en question est répétée (d'où le titre “Vespergenèse” (“Espergesia“)), augmentant ainsi le degré d'indignation du poète et appelant le lecteur à s'indigner lui aussi.
Finalement, il estime que :
Voici 120 ans que César Vallejo a vu le jour et, il faut bien voir que l'incompréhension à laquelle il a été en butte de la part de ses compatriotes et contemporains (incompréhension qui l'a contraint à trouver refuge à Paris sans jamais retourner au Pérou) reste d'actualité dans ce nouveau pays placé au service de la “Marque Pérou”.
Tributs virtuels
Ceci dit, tout ce qui a été écrit sur Vallejo récemment tourne autour du débat provoqué par la chronique en question. Parmi les prises de position qui se sont exprimées, Sonia Luz Carrillo le rappelle sur son blog, où elle récapitule les article écrits précédemment sur le poète.
Le blog Cinencuentro passe en revue les points de rencontre entre la poésie de Vallejo et le cinéma, et ce recueil de vidéos avec ses poésies declamées est également intéressant.
Gustavo Faverón, cité plus haut écrit au sujet de “Los Nueve Monstruos” (Les neuf monstres), l'un des ses poèmes les plus connus :
Vallejo, en tant qu'écrivain et qu'intellectuel, s'est trouvé maintes fois confronté aux obstacles imposés par une éducation limitée et les manques que doit supporter tout péruvien de la classe moyenne provinciale, qui finit par se paupériser au fil des ans ; il s'est battu et a échoué dans de nombreux genres (il n'a pas été un grand romancier, ni un grand dramaturge, malgré ses efforts), mais il ne s'est pas découragé et n'a pas renoncé non plus, sans doute parce qu'il a compris que les échecs temporaires étaient inévitables dans une entreprise comme celle qu'il avait projetée, qui ne consistait pas simplement à triompher en qualité d'écrivain, mais représentait l'immense entreprise d'inventer une langue qui lui permettrait de dire l'ineffable ou au moins de le montrer, d'ébaucher le geste qui nous permettrait de le pressentir.
La linguiste Nila Vigil évoque sur son blog son premier contact avec l'œuvre de Vallejo :
Je l'ai découvert au collège, et il m'avait enchanté (l'histoire de Paco Yunque plus que tout). Chez mes parents, il y avait deux petits livres de lui, publiés par l'éditeur Losada, et je les ai dévorés. Je ne sais pas trop ce que j'ai pu comprendre de ses poèmes mais je les lisais sans cesse avec passion parce qu'ils me laissaient avec un sentiment indicible. Près de 30 ans ont passé depuis que je les ai lus pour la première fois et ils continuent encore à me faire vibrer. Je crois que c'est l'un des meilleurs poètes qui aient écrit en espagnol.
Sur le blog Marea Cultural, Augusto Rubio évoque son expérience :
César Vallejo se réconcilie dans l'âme et dans le cœur de sa patrie quand nous ouvrons ses livres et que nous les lisons. Il représentait de manière emblématique l'âme métisse péruvienne et latinoaméricaine qui préfère la marginalisation douloureuse plutôt que l'humiliation de la servitude.
Pour terminer, nous trouvons sur YouTube cette version mise en musique de “Masa“, un autre poème reconnu de César Vallejo.
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