Russie : Traiter publiquement un fonctionnaire de yéti, c'est un délit

Il y a quelques jours, le 3 avril 2012, un tribunal de Kemerovo a déclaré le blogueur Dmitri Chipilov coupable d'infraction à l’article 319 [en anglais] du code pénal, qui sanctionne “l'injure en public à un fonctionnaire d'Etat” et l'a en conséquence condamné à onze mois de travaux d'intérêt collectif, dix pour cent de son salaire étant réservé au trésor public. Le crime de Chipilov : deux billets de blog pamphlétaires de novembre 2011 qui s'en prenaient, en termes souvent fleuris, au gouverneur régional, Aman Touleïev, ainsi qu'à son équipe.

Le premier billet de blog [en russe] critiquait M. Touleïev pour une mesure nataliste [en russe] qui accordait 30.000 roubles (777 euros) à tout couple qui enregisterait son mariage le 11 novembre 2011 (“11/11/11”). Chipilov estimait le coût du projet à près de 15 millions de roubles, presque les 16 millions collectés par le gouvernement pour les enfants malades lors d'un gala en octobre [en russe] qui incluait les apparitions de stars du cinéma probablement bien indemnisées, comme Sophia Loren. Chipilov écrivait :

Il s'avère donc que l'administration de l'oblast’ de Kemerovo n'a pas un sou pour les enfants malades, mais pour aider les jeunes mariés obsédés de numérologie, elle a de l'argent !

Chipilov a aussi visé la directrice du service régional de politique de la Culture et des Nationalités, Larissa Zauervain [en russe], en mettant en avant son rôle dans la récente création par l'administration régionale et abondamment ridiculisée, d'une “Journée de l'Abominable Homme des neiges” [en russe] (ou “Journée du Yéti”), ainsi que sa participation à un concert local de rock en novembre 2011 du groupe légendaire Machina Vremeni (“Machine à remonter le temps”), lourdement sifflée par l'auditoire, lorsque les fans apprirent que l'événement était sponsorisé par le parti politique Russie Unie. Lorsque les vidéos [en russe] des huées devinrent virales sur YouTube, le chanteur de Machina Vremeni, Andreï Makarevitch, expliqua que le groupe avait accepté de recevoir un prix d'honneur du gouverneur, mais n'avait consenti à aucun soutien politique. (Dans un billet de blog sur Snob.ru, la rock-star avait défini la tactique de l'équipe de Tuleyev : “baiser quelqu'un sans prévenir.”) Zauervain, à son tour, accusa le groupe de “provocations” politiques.

Sur son blog, à côté d'une photo de Mme Zauervain, Chipilov écrivait :

Voilà Larisa Zauervain, la vierge du département de la culture et du dissentiment national [sic]. Lorsque la directrice de ce service inspiré n'a pu devenir recteur de l'Université d'Etat de la Culture et des Arts de Kemerovo, elle s'est lâchée : elle a viré Vassili “je te suce pour 8000 par mois et une caisse de vodka” Jopka du comité de rédaction de la revue ‘Pust’ govoriat’ (Qu'ils parlent) ‘Feux du Kouzbass’ (respect), puis elle a couru à travers le Mont Choria, à la recherche d'un yéti femelle pour accouplement d'hommes des neiges, et finalement refila aux musiciens de ‘Machina Vremeni’ un tas de merde mémorable et fumante (qui, pendant quelques jours, a fait gémir toute la blogosphère sur la façon dont s'était insinuée dans l'oeuvre d'un groupe aussi célèbre ‘Russie Yétie’).

Enfin, Chipilov passa à Elena Rudneva, Directrice adjointe à l'Enseignement municipal de Kemerovo, qu'il décrit comme une bureaucrate subalterne mais hyper-active aux sinistres ambitions. Le billet de blog présente des scans (ici et ici) d'un mémorandum du service datant de mai 2010, dans lequel Mme Rudneva expose un plan “pour briser les activités illégales des forces sociales destructrices [de Kemerovo].” Dans ce texte, Rudneva développe une approche pour le moins curieuse :

Organiser un contact constant avec les membres de la société destructeurs, identifier leurs problèmes personnels (leur situation d'emploi, besoins médicaux éventuels, scolarité de leurs enfants, et ainsi de suite), et prendre les mesures appropriées pour établir avec eux un dialogue constructif.

En riposte à l'idée de Mme Rudneva, Chipilov d'écrire :

[Elle] veut réellement participer à la vie politique de la région, mais l'étroitesse de sa compétence l'en empêche, puisque la propagation d'idées politiques dans les institutions éducatives est interdite par les lois de notre pays. Elle a donc décidé de prendre une autre voie, en rédigeant un document qui suggère une flatterie vraiment aveuglante.

Huit jours plus tard, Chipilov donna une suite à ce billet avec une pièce d’écriture créative [en russe], le script d'une émission télévisée imaginaire diffusée dans sept ans, avec pour titre “Un jour dans la vie d'Aman Goumirovich [Touleïev],” sur “Al Jazeera Kouzbass.” (Les connotations raciales du script de Chipilov, qui se moquent du gouverneur mi-Kazakh, mi-Bachkir, ont pu contribuer aux premières informations [en russe] qu'outre l'article 319, Chipilov serait aussi accusé d'incitation à la haine raciale sous l’article 282 [en anglais].)

Le texte fait la satire du gouverneur de Kemerovo, qu'il place dans des situations absurdes et gênantes (sa femme le nourrit d'insectes et d'urine, il reçoit des lettres anonymes à son travail…), et Touleïev lui-même se comporte de façon ridicule. Dans une scène, il apparaît dans “Je suis vivant !” (une émission télévisée imaginaire d'Al Jazeera), et y parle en “langue balalaïka,” ponctuant chaque mot de la syllabe “ama,” une imitation du cliché de l'Asie centrale popularisé [en russe] par le comique Mikhaïl Galoustian. Lorsqu'il quitte le studio, un assistant rend à Touleïev une trousse de maquillage oubliée, à quoi il répond :

Merci, Zakhar. Juste à temps aussi. Il me faut du fond de teint et de la colle forte. Mon oreille s'est décollée et des taches de chair morte se voient sur mon cou.

Les réactions des blogueurs de Kemerovo ont été diverses. Alexandre Sorokine, un assistant à une faculté de lettres locales, a affirmé en janvier 2012 [en russe] que des policiers l'avaient interrogé pour confirmer qu'il avait lu les billets de blog de Chipilov (en vue de prouver en justice que LiveJournal peut être considéré un forum public). En février 2012 [en russe], bien que toujours défavorable à l'application de l'article 319, Sorokine prit Chipilov en défaut pour n'avoir pas tenu le public informé de son procès. Le journaliste de Kemerovo Vassili Popok (que Chipilov distinguait plus haut come un homme prêt à presque tout pour de l'argent et de l'alcool) a salué le verdict de cette semaine [en russe], tout en déplorant [en russe] par la suite que Chipilov n'a sans doute pas retenu la leçon. Popok a aussi reproduit un article de Andreï Ivanov, un autre habitant de Kemerovo, qui s'est élevé contre le traitement par DojdTV de l'affaire Chipilov. Sur les ondes [en russe], un présentateur de DojdTV a prétendu que le tribunal de Kemerovo avait, en réalité, condamné Chipilov aux travaux forcés. Ivanov rétorque [en russe], sarcastique :

Il s'avère que la condamnation de Dmitri est bien plus qu'un peu de balayage urbain, comme auraient pu le croire les naïfs natifs du Kouzbass. A Mascou [sic] ils savent pour de vrai que le malfaisant Touleïev a décidé d'envoyer le type pourrir dans les mines, à creuser à la recherche des déchets toxiques.

Pendant ce temps, Chipilov a promis de faire appel du jugement, et se dit prêt à porter l'affaire devant la Cour Européenne des droits de l'homme. L'avocat de Touleïev, Alexeï Sinitsine, pour sa part, a affirmé [en russe] à une télévision de Novokouznetsk que la décision judiciaire était conforme au droit européen, car aucun Etat n'autorise ses ressortissants à publier des injures obscènes dirigées contre des fonctionnaires. Non sans ironie, Pavel Chikov, président de l'association de défense des droits de l'homme “Agora,” a dit exactement le contraire à Gazeta.ru, arguant que les procès au pénal contre les blogueurs étaient dépassés parce que cette pratique enfreint les obligations de la Russie aux termes de la Convention Européenne des Droits de l'Homme.

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