Ces derniers mois, la contestation russe a pris quelques formes inattendues et innovantes. Le mouvement avait inauguré l'année de façon pacifique par les manifestations ‘Ruban blanc’ (emblème de l'opposition) et une tentative de rassembler un million de personnes contre la prise de fonctions du nouveau (et ancien) Président de la Russie, Vladimir Poutine. La ‘Marche du Million’ s'est toutefois terminée dans les violences entre police anti-émeute et manifestants, et l'opposition demeure fracturée et perturbée par des doutes sur sa direction, seulement unie par le rejet commun du troisième mandat de Poutine en particulier, et de son régime en bloc, en général. Les violences et les arrestations massives durant la ‘Marche du Million’ n'ont fait que complexifier la situation.
Depuis, Poutine est redevenu le président de la Russie, et a regagné le Kremlin le jour de son investiture en parcourant des rues vides, barrées par la police, à la différence de ce qui se passerait dans beaucoup d'autres démocraties. (Des images ont circulé sur RuNet, comparant les foules du jour d'investiture de Barack Obama à Washington, DC, à l'allure de ‘ville morte’ de Moscou le 27 mai 2012.) Preuve que Poutine a peur de son propre peuple ? Ou mesures de sécurité disproportionnées ? Telles sont les questions, parmi d'autres, qui ont enfiévré les blogueurs dans les semaines qui ont suivi.
Andreï Lochak, un journaliste russe de premier plan, a soutenu [en russe] sur Openspace.ru que les pouvoirs protègent leur sacralisation lorsque leurs sociétés sont exclues de la ‘modernité.’ Il cite l’ ‘Intranet’ de la Corée du Nord comme un bon exemple : un réseau uniquement accessible aux élites politiques, tandis que le reste de la population manque pratiquement de tout lien avec le monde extérieur, presque complètement privée qu'elle est d'information non censurée. Dans ce cadre, il est possible de maintenir sur une longue période une dictature et un culte de la personnalité. Mais la Russie ne peut pas rester bien longtemps dans le vide, et la société russe est déjà beaucoup plus mondialisée que la Corée du Nord. Lochak affirme que Poutine se voit reprocher quasiment tout ce qui va mal dans le pays. Les blogueurs et activistes, explique-t-il, attribuent à Poutine l'arrestation des meneuses du provocant groupe de rock punk ‘Pussy Riot,’ la création d'un système de télévision gouvernemental et la mise sous les verrous des chefs de l'opposition et de divers hommes d'affaires. Pour Lochak, la force de Poutine est devenue sa malédiction : ‘chef national’ depuis plus d'une décennie, qui s'est targué de tous les succès du pays, Poutine sera désormais également accusé de tous les échecs de la Russie.
D'autres observateurs ont cru pouvoir partager les blâmes dans leurs analyses de la Marche du Million. Le blogueur très suivi Rustem Adagamov estime [en russe ; lien inaccessible au moment de la traduction] que la responsabilité des violences du 6 mai n'incombe pas exclusivement à la police. Les organisateurs ont joué l'escalade, laisse-t-il entendre, et les forces de l'ordre ont riposté. Le politologue Alexandre Morozov met en cause [en russe] une conjugaison de l'arrogance de la part des autorités et de l'agressivité de l'encadrement policier sur le terrain. Il existe certes différentes vidéos en ligne qui montrent comment les policiers anti-émeute ont attaqué les manifestants. Beaucoup ont du mal à comprendre pourquoi le pouvoir a eu la main aussi lourde, avec l'effet d'aggraver potentiellement les heurts. Les dernières semaines ont fait la preuve que les contestataires ne semblent aller nulle part. La police chasse les manifestants d'un parc, ceux-ci vont en occuper un autre.
Le célèbre écrivain Boris Akounine, très actif sur RuNet, propose [en russe] trois scénarios pour le troisième mandat de Poutine :
- Poutine demeurera pour deux mandats — jusqu'en 2024 — fera garder son fauteuil au chaud par quelqu'un d'autre, et reviendra de nouveau en 2030, et ainsi de suite, jusqu'à ce que sa santé le lâche (et c'est un homme solide). […]
- Poutine accomplira seulement son présent mandat, puis se retirera, soit qu'il n'ose pas se représenter (à cause de sa faible cote) soit qu'il perde l'élection de 2018.
- Poutine n'arrivera pas à tenir jusqu'à la fin de son mandat actuel. Le mécontentement croissant, les accusations d'illégitimité et l'auto-destruction de la “verticale du pouvoir” le contraindront à une démission prématurée. (L'escalade actuelle de la brutalité policière augmente la probabilité de cette issue).
Méditant sur ces sombres pronostics pour Poutine, le blogueur Dmitri Kraioukhine reproche [en russe] à la société russe de se complaire dans l'illusion. Il remarque qu'il y a quelques années (après les débordements des supporters de football place du Manège à Moscou), les gens voulurent croire que les nationalistes étaient la seule force d'opposition véritable en Russie. Beaucoup entretinrent l'espoir qu'un milliardaire russe en vue, Mikhaïl Prokhorov, pourrait devenir un nouveau leader libéral. “Puis il y eut l'illusion que le Kremlin était prêt à dialoguer avec les plus modérés des opposants.” Pour Kraioukhine, et sans doute beaucoup d'autres comme lui, la réalité a à chaque fois démenti les espérances.