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Portugal: L'audit citoyen sur les comptes publics dans une impasse

Catégories: Europe de l'ouest, Portugal, Droit, Economie et entreprises, Gouvernance, Médias citoyens, Politique

Cet article fait partie intégrante de notre couverture spéciale Europe en Crise [1]

(liens pour la plupart en portugais) Depuis que le précédent gouvernement du Portugal et la troïka (UE, BCE et FMI) ont signé le “mémorandum d'entente”,  en mai 2011 [2], le pays assiste à une dégradation des problèmes sociaux et la régression des droits des travailleurs, la baisse des salaires et la destruction de l'Etat providence, qui se reflète dans les coupes budgétaires du secteur social ou dans celui de la santé publique.

Les mesures d'austérité comprises dans cet accord, appliquées par l'actuel gouvernement, une alliance entre libéraux et conservateurs, laisse non seulement des marques profondes de recul social mais elles sont incapables d'apporter une solution à la crise économique. La récession de l'économie portugaise (on prévoit un déficit de 3,3% cette année, juste après la Grèce dans l'espace économique européen) ou le chômage galopant de ces derniers mois (selon des données officielles de mars, le taux de chômage a dépassé les 15%, atteignant 36% chez les jeunes) sont des faits qui jettent un discrédit sur les solutions drastiques préconisées par les mesures d'austérité qui ravagent les pays européens.

"Até que a dívida nos separe". Mural em Lisboa de maismenos.net. Foto de Miguel Manso [3]

“Jusqu'à ce que la dette nous sépare”. Graffiti à Lisbonne de maismenos.net. Photo de Miguel Manso.

Dans ce contexte d'opérations de “sauvetage” menées par le FMI, une des questions centrales soulevées par des secteurs critiquant les politiques néo-libérales est celle de la contestation de la dette publique, de sa légitimité et de sa légalité, tout comme les implications des politiques sociales qui s'arrangent pour généraliser à tous les citoyens la responsabilité de payer une dette engagée par les décisions des élites gouvernementales et des intérêts financiers.

La “grande nébuleuse” de l'audit

Durant l'été 2011, un groupe de personnes s'est donné pour mission de préparer un audit citoyen de la dette publique portugaise. L’Initiative pour un Audit Citoyen [4] (IAC) a réuni des économistes, des ex-journalistes, des syndicalistes, des hommes politiques et des enquêteurs de gauche, et a été mise en œuvre par le M12M [5] (Mouvement du 12 Mars), une plateforme activiste née dans la mobilisation pour la manifestation de la Génération à Rasca [6] (NdT: la Génération à la traîne, fauchée [7]).  L'IAC a été rendue publique le 15 novembre, lançant aux Portugais le défi d'évaluer dans l'indépendance les comptes publics, en un genre de campagne qui prend peu à peu de l'ampleur dans presque toute l'Europe.

Cartaz da Iniciativa por Uma Auditoria Cidadã à Dívida Pública partilhado no Facebook. [8]

Pourquoi la dette? A qui devons-nous? Peut-elle être payée? Payer quoi qu'il en coûte? Affiche de l'Initiative pour Un Audit Citoyen de la Dette Publique partagée sur Facebook.

Cependant, le commun des mortels pourrait se sentir noyé dans “une grande nébuleuse”, pour citer l'expression d'un citoyen qui est intervenu au cours d'une session publique de l'IAC en juin de cette année, à Coimbra, lorsqu'il s'est heurté aux questions techniques que la dette publique et le “sauvetage” lui-même imposé par la troïka peuvent susciter. Luís Fernandes dans le blog Questions Nationales raconte [9] la session, résumant le dénominateur commun du désespoir techniciste synthétisé dans la question d'un participant qui demande aux conférenciers: “Vous avez des chiffres?”. La réponse est venue du chercheur et économiste José Castro Caldas:

Sabemos que, pelos dados disponíveis, a dívida andará pelos 200 mil milhões. Ou seja, cerca de 110 por cento do PIB. Depois existe a dívida privada. Esta, foram os bancos que a contraíram. Os países da UE fizeram um pacto de sangue para que nenhum banco vá à falência. Em Portugal, tivemos de assumir a dívida de um pequeno banco outro [BCP, Banco Comercial Português], como era demasiado grande, não deixaram.

Nous savons que, selon les données disponibles, la dette tournera autour des 200 Millions. Soit, dans les 110% du PIB. Il existe ensuite la dette privée. Celle-là, ce sont les banques qui l'ont contractée. Les pays de l'UE ont fait un pacte de sang pour qu'aucune banque ne se mette en faillite. Au Portugal, nous avons dû assumer la dette d'une petite banque [BPN [10], Banco Português de Negócios, nationalisée en novembre 2008 et vendue à la BIC en juillet 2011]; mais comme elle était trop grande, ils ne l'ont pas permis.

A l'encontre de la tentation de tomber dans cette perspective techniciste qui fait perdre de vue la question éminemment politique de la dette, du “sauvetage” et de la généralisation d'un programme européen d'austérité à long terme, Rui Viana Pereira du blog CADPP alerte sur ce danger et critique l'IAC elle-même [11]:

Os documentos de trabalho e as intervenções nas reuniões revelaram objectivamente que as pessoas mais influentes no estabelecimento duma linha de pensamento e acção não tinham (e creio que ainda hoje continuam a não ter) uma noção aproximada do que seja uma auditoria cidadã, confundindo-a com um processo de auditoria técnica, contabilística, economicista, levada a cabo por técnicos, apenas diferindo duma empresa de auditoria técnica pelo facto de não serem principescamente pagos e não terem um cartão de livre acesso aos documentos do Estado.

Les documents de travail et les interventions dans les réunions révèlent objectivement que les personnes les plus influentes dans l'établissement d'une telle ligne de pensée et d'action n'avaient pas (et je crois bien qu'elles n'en ont toujours pas) la plus petite notion de ce que pouvait être un audit technique, comptable, économique, mené par des techniciens, [qu'ils pensaient être] seulement différent d'un cabinet d'audit technique par le fait de ne pas être payé [pour le faire] et de ne pas disposer du sésame donnant libre-accès aux documents de l'Etat.

Selon le blogueur et membre à l'époque de l'initiative citoyenne, le mouvement s'oriente vers une restructuration de la dette, rejetant la thèse de la suspension de paiement ou de l'annulation totale ou partielle de la dette. Cependant, cette thèse a été réitérée sans équivoque par Éric Toussaint [12], président du Comité pour l'Annulation de la Dette du Tiers-Monde. Pour sortir de la crise, “il faut ‘rompre avec la troïka’ et l'obliger à ‘renégocier la dette'”. Malgré le fait que le politologue et professeur universitaire belge ait participé aux travaux préparatoires de l'IAC, cette ligne d'action n'a pas prévalu, comme on a pu le constater.

Grafiti numa rua de Lisboa, "Escapa do sistema" - lê-se na legenda: "Homem à procura de dinheiro para o bilhete". Foto de Trois Têtes (TT) no Flickr (CC BY-NC 2.0) [13]

Graffiti dans une rue de Lisbonne “Échappe au système” – on peut lire en légende: “Homme cherchant un billet pour son ticket”. Photo de Trois Têtes (TT) sur Flickr (CC BY-NC 2.0)

Une vision critique [14] plus étayée sur le processus de l'audit sur la dette publique portugaise a été développée par l'économiste Vítor Lima, sur le blog Grazia Tanta [15]. Démontrant les différences avec le cas de l’Equateur [16], de l’Islande [17] et de la Grèce [18], l'internaute affirme que:

sem um movimento social que alicerce a recusa do pagamento da dívida como base para a sua contestação em termos técnicos, das partes válidas e das vigarices, qualquer auditoria será feita nos termos e com as conclusões que o corrupto poder político em Portugal entender.

Sans un mouvement social qui soutienne la cessation de paiement de la dette et serve de base à ses contestations en termes techniques, des parties légitimes et des escroqueries, n'importe quel audit se déroulera selon les termes et avec les conclusions que le pouvoir politique corrompu du Portugal souhaite.

Le pessimisme de certains blogeurs [19] quant aux méthodes adoptées par l'audit citoyen compliquent la question de savoir comment gérer une dette publique collectivisée et dont les conséquences ont récemment atteint non seulement la classe moyenne, mais aussi et surtout les classes défavorisées.

Pendant ce temps-là, le choix du cabinet de consultants Ernst&Young a été annoncé, fin mars, pour mener à bien la réalisation de l'audit des partenariats public-privés (PPP) prévu dans le programme d'assistance financière signée par la troïka, pour le ministère des finances. En mai, l'IAC a demandé au porte-parole de la présidence l'annulation [20] de l'attibution de l'analyse au cabinet de consultants, considérant [20] qu'il y avait un “flagrant conflit d'intérêts” puisqu'il existe des preuves de prestations de services à des entreprises qui  “sont mêlées, isolément ou en consortium, dans certaines des PPP et des concessions sujettes à l'audit”.

Même si la suite de l'audit finit en eau de boudin, la certitude de Rui Viana sur le Cadpp semble lapidaire [11]:

Continua a ser um mistério absoluto para as pessoas interessadas na questão, para a comunicação social e para a sociedade em geral, e até para a generalidade dos participantes e subscritores da iniciativa, o que estará a passar-se dentro da comissão de auditoria cidadã, o que estará ela a fazer à porta fechada, ou mesmo se alguma coisa se passará; ou se terá sido morta e enterrada sem declaração pública de óbito.

Ce qui se passe au sein de la commission de l'audit citoyen continue à être un mystère absolu pour les personnes intéressées par la question, pour la communication sociale et pour la société en général, et jusqu'à l'ensemble des participants et soutiens de l'initiative. Ce qu'elle fait lorsque les portes sont refermées, ou même si quelque chose va se passer ; ou si elle est morte et enterrée sans déclaration publique de décès.
Cet article fait partie intégrante de notre couverture spéciale  Europe en Crise [1]