Russie : Entretien avec Jesse Heath, auteur du blog The Russia Monitor

Jesse Heath est un avocat qui travaille à Washington. Son blog The Russia Monitor [en anglais] étudie les nouvelles tendances de l'économie, de la politique et de la pratique législative russes. Ce qui distingue Heath des simples blogueurs anglophones écrivant sur la Russie est l'accent qu'il met sur l'aspect technique des phénomènes traités. Par exemple, il a analysé en détail [en anglais] les amendements à la loi sur les investissements stratégiques dans la Fédération de Russie, et ses commentaires sur les manœuvres politiques de Poutine à la veille des élections ont été remarqués [en russe] par le célèbre politologue russe Vladimir Pribylovsky [en anglais]. Le 18 juin, dans un entretien téléphonique, Jesse Heath a détaillé pour l'Echo de RuNet l'historique du blog et ses objectifs.

Jesse Heat, créateur du blog The Russia Monitor. Photo du fonds JH, utilisée avec son autorisation.

En tant qu'avocat de métier, dans votre blog vous soulevez souvent des questions sensibles comme la corruption et les subtilités du système judiciaire. Pourquoi ce choix de devenir blogueur, étant donné
votre orientation professionnelle ?

En fait, quand j'ai commencé à tenir ce blog, en 2007, je n'étais pas officiellement avocat, mais seulement étudiant en faculté de droit. Aujourd'hui, bien sûr, je ne parle que de phénomènes sans lien direct avec mon activité professionnelle. D'habitude, je prends des événements traités par les médias russes ou américains, sur lesquels je propose mon point de vue. C'est pourquoi, même s'il m'arrive de toucher des sujets sensibles, ils ne coïncident jamais avec les questions sur lesquelles je travaille à ce moment-là, et ça ne pose donc pas de problème. En général, j'écris mes posts à partir de ce que je sais personnellement du problème de la corruption en Russie (d'après mon expérience professionnelle ou mes recherches), mais de nombreux faits sont largement connus dans ma sphère d'activité.

Qu'est-ce qui vous a poussé précisément à créer ce blog quand vous étiez
encore étudiant ?

A ce moment-là, je travaillais pour la Cour suprême, ce qui a peut-être l'air impressionnant, mais ne demande pas d'écrire. C'est pourquoi j'ai voulu faire ce qui me permettait de travailler l'écriture tout en restant au courant des événements en Russie ; créer ce blog m'a paru être la solution adéquate.

Etes-vous en contact avec d'autres blogueurs ou des représentants de médias autres que les grands médias ? Car un blogueur, ce n'est pas la même chose qu'un journaliste, ce n'est pas “officiel”. Avec qui entretenez-vous des connexions ?

Les blogueurs anglophones qui s'occupent de la Russie sont assez peu nombreux, alors nous nous connaissons presque tous. J'en ai rencontré un grand nombre, d'autant que plusieurs sont aussi avocats. Par contre, des journalistes “officiels”, j'en ai rencontré peu, bien que je sache, bien sûr, qui ils sont. Nous pouvons nous contacter par Twitter, mais il y en a peu que je connaisse personnellement.

Votre blogueur n'est-il pas en quelque sorte votre alter ego ? Ou bien, dans la vie courante, vous présentez-vous aux gens comme l'auteur du Russia Monitor ?
A moins que tenir un blog ne soit pour vous une récréation, une occupation à laquelle
vous vous adonnez en solitaire ?

Dans mon cas, il ne s'agit pas d'un alter ego. J'ai rencontré des gens (par exemple, à des conférences dans le cadre de mon travail) qui lisent mon blog, mais ne savaient pas que j'en étais l'auteur.

Selon vous, par quelles catégories de personnes êtes-vous lu, et pour quelles raisons ?

Je pense que mes lecteurs sont fréquemment d'autres avocats, car j'aborde souvent diverses questions juridiques, comme la loi sur les investissements stratégiques, qui contrôle l'investissement dans l'industrie de la défense et dans d'autres secteurs. Vous vous en doutez, c'est un thème traité par un petit nombre de personnes, et j'ai remarqué que mes posts sur ces sujets attirent beaucoup plus de lecteurs. Ce peut être des gens qui investissent en Russie et veulent être au courant de toutes les évolutions de la législation (par exemple, dans les secteurs minier et pétrolier), ce peut être d'autres avocats, voire des fonctionnaires. Depuis que j'ai migré vers la plate-forme Blogger sur WordPress, je n'ai plus accès au décompte détaillé des visites, mais j'ai remarqué auparavant que certaines me venaient du département d'Etat [des Etats-Unis] et d'autres administrations publiques. The Russia Monitor est surtout lu par un petit groupe de personnes dont l'activité professionnelle est liée à la Russie. Je pense que pour les gens qui travaillent dans d'autres sphères, mon blog ne présente guère d'intérêt.

C'est sans doute lié au fait que vous traitez souvent de sujets trop “arides” pour des profanes ?

Vraisemblablement, au fait que je ne cherche pas à faire du sensationnel, contrairement à certains blogs ou portails d'information. Le contexte russe est riche en sujets à scandale, des manifestations de l'opposition aux relations américano-russes. Je me penche moi aussi sur ces questions mais, ainsi que vous l'avez dit, sous un angle plus “aride”.

Si l'information sur la Russie fait un large écho aux scandales, quels sont pour vous,
au contraire, les événements qui n'ont pas un retentissement suffisant ? Quel type d'information professionnelle et hautement spécialisée introuvable dans le commun
des blogs
le lecteur peut-il tirer exclusivement de The Russia Monitor?

Je pense que, à l'exception de mon post sur la loi des investissements stratégiques, j'aborde rarement des thèmes très spécifiques. L'économie, par exemple, est un sujet que d'autres traitent également. La Russie se fait facilement coller l'étiquette “dépendante du pétrole”. Mais, à ce qu'il me semble, je passe plus de temps que les autres blogueurs à analyser en détail cette dépendance, à montrer toute l'étendue de son influence négative sur l'économie russe, et aussi à examiner la corrélation entre “croissance et consommation”. Même si l'information à ce sujet est accessible à tous, via les documents de la Banque mondiale ou des sources russes. Naturellement, il existe d'autres blogs comparables. Par exemple, Streetwise Professor [en anglais] ne parle pas que de la Russie, mais on y trouve des posts sur l'économie russe qui décrivent la réalité de manière toujours fidèle et détaillée.

Et puis je voudrais aussi souligner que la situation de la Russie par rapport à la corruption s'est améliorée, grâce à des gens comme Alexeï Navalny [blogueur et opposant très populaire] et d'autres, qui ont mis ce problème au premier plan. Et pourtant, tout le monde continue de faire courir les mêmes bruits, comme quoi Poutine serait mêlé à des affaires de corruption. Quelques-uns de ces bruits peuvent être avérés, mais nous ne pouvons pas en être sûrs à cent pout cent. Ce ne sont que des rumeurs. D'autant que personne ne parle de formes de corruption plus nuisibles et plus répandues, avec lesquelles doivent se colleter les Américains et les entreprises américaines qui veulent faire des affaires en Russie, et dont les entreprises russes elles-mêmes souffrent quotidiennement. Tout le monde veut des histoires à sensation, et c'est compréhensible, mais je pense que les gens mesureraient mieux l'influence de la corruption en Russie (et à quelle monstrueuse échelle elle a lieu) s'ils prenaient conscience que le président n'est pas le seul corrompu. Je veux parler de ce qui se passe chaque jour, au plus petit niveau, et dont notre culture est totalement imprégnée.

Vous pourriez nous donner un exemple de cette “petite” corruption dont on ne parle pas aux informations ?

Eh bien, prenons par exemple l'obtention d'un permis de construire en Russie. En moyenne, il faut compter plus d'un an. Le site de la Banque mondiale recense tous les stades du processus, qui nécessitent de s'adresser à plusieurs instances, dont chacune peut, après examen, approuver ou interdire la délivrance du permis. Je dis “examen”, mais il n'est précisé nulle part si l'instance en question dispose de trente jours pour prendre sa décicion ou si, après lecture du dossier, elle doit rendre ses conclusions en quarante-huit heures. En outre, la procédure est la même qu'il s'agisse d'un particulier qui veut se faire construire une datcha ou d'une société qui a en projet un nouveau magasin ou une fabrique. Et pour gagner du temps et conserver ses avantages concurrentiels, il arrive qu'en cours de route on distribue des petits pots-de-vin qui vont accélerer les choses. Si vous adoptez une approche plus éthique, ce sera beaucoup plus compliqué.

Tout cela est plutôt ennuyeux, n'est-ce pas ? Mais c'est bel et bien à ce genre de choses que le Russe moyen est confronté chaque jour. Je trouve vraiment que ces problèmes-là méritent plus d'attention. Le ressentiment général ne vient pas du tout de ce que Poutine soit propriétaire d'une ville balnéaire ou d'un palais sur la mer Noire ; il se nourrit justement de ce genre de difficultés et obstacles du quotidien, qui empêchent les gens de monter leur business ou de se faire bâtir une maison. Ce sont justement ces gouttes d'eau qui s'accumulent dans une cocotte-minute et finissent par pousser dans la rue une population toute entière, qui exprime son mécontentement.

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