Russie : Des béances politiques à combler

Le métier d'ingénieur routier en Russie doit être un vrai cauchemar pour un individu normal. La conjonction d'un climat rigoureux, de boue et de marais, de forts gels annuels et des dégels qui s'ensuivent au printemps fait du simple maintien en état des routes une mission quasi impossible. Au printemps, certaines sont carrément sous l'eau. Selon le récent Rapport 2011-2012 sur la compétitivité des pays dans le monde (le Global competitiveness report) du Forum économique mondial (WEF) [en anglais], les infrastrutures routières russes arrivent en 125e position sur 139.

Certes, l'on peut toujours arguer que les Russes n'ont qu'à se résigner à leur destin mais, alors que dans des pays aux conditions climatiques comparables comme le Canada, l'état des routes ne pose que peu de problèmes, en Russie elles entachent la réputation du pays, symbolisant l'éternelle lutte de l'humanité contre la nature et sa volonté de la domestiquer. Ainsi, en 2011, le Premier ministre Vladimir Poutine a annoncé [en anglais] un vaste programme de construction de routes avec pour objectif de doubler le réseau routier existant.

A screenshot of the Ura.ru campaign website "Make bureaucrats work" with fitting quotation: "Road reconstruction is our main task".

Visuel de la campagne “Obligez les bureaucrates à travailler !” de l'agence Ura.ru avec le slogan suivant sortant de la bouche du personnage : “La reconstruction des routes est notre mission principale.”

Comme dans le cas d'autres plans trop ambitieux, les Russes ont fait preuve d'un sain scepticisme par rapport à la réalisation de ce programme et, n'y plaçant pas trop d'espoirs, ont pris l'initiative… et les choses en main, comme c'est arrivé récemment à Ekaterinbourg [en français], la quatrième ville de Russie.

“Obligez les bureaucrates à travailler!” C'est avec ce slogan que l'agence web d'information locale Ura.ru a lancé une campagne [en russe] pour l'amélioration de la qualité des routes. La solution proposée par l'agence semble aussi simple qu'élégante : autour de chaque ornière ont été dessinés des graffitis représentant les fonctionnaires locaux avec des citations de leurs promesses quant à la résolution des problèmes routiers, et… devinez vous-même : les trous ont été rebouchés !

Ce que les politiques n'avaient pas pu faire en plusieurs années a été accompli en une nuit. Honteux du spectacle de leurs portraits soigneusement dessinés autour de la béance de leur pouvoir, les fonctionnaires ont, si l'on en juge par tout cela, reçu une bonne motivation pour restaurer leur image, et les trous dans les trottoirs et les routes ont été comblés.
Et donc, quelle a été la réaction à l'événement dans les médias sociaux russes ?

L'utilisatrice de Twitter @ekalmurzaeva jubile littéralement :

Вот как заставляют работать бюрократов! Портреты бюрократов помогли отремонтировать дорогу.

Voilà comment on oblige les bureaucrates à travailler ! Leurs portraits ont aidé à faire réparer la route.

L'utilisateur sur LiveJournal salvatoreha souligne l'efficacité de la campagne, mais attire l'attention [en russe] sur le fait que la victoire n'a pas été obtenue en un jour :

Напомним, что художники нарисовали на дорогах городских чиновников, причем ямы и пробоины попадали им в рот. Акция оказалась не только эффектной, но и эффективной. Сначала коммунальные службы закрасили рисунки либо удалили слой асфальта. Ночью авторы оставили дополнительное граффити «Закрашивать – не чинить!» К утру коммунальщики полностью заделали все дыры.

Rappelons que des artistes ont peint sur la route le portrait de fontionnaires municipaux, avec fosses et ornières en guise de bouche. L'action n'a pas seulement fait de l'effet, elle a aussi été efficace. Les services communaux avaient commencé par tantôt recouvrir les dessins, tantôt gratter la couche d'asphalte. Une nuit, les auteurs ont laissé un graffiti supplémentaire: «Badigeonner n'est pas nettoyer!» Le matin, la municipalité avait complètement rebouché les trous.

L'utilisateur de LiveJournal Ivan Dmitriev, habitant de Ekaterinbourg, colore sa description de l'événement avec un peu d'humour :

Десятки информагенств осветили данную акцию. Но в администрации города отнеслись с юмором к произошедшему, сказав, что Евгений Куйвашев собирается вечером гулять по городу пешком, и ему было бы любопытно взглянуть на одну из карикатур. Но кто-то из высокопоставленных коммунальщиков все-таки решил не травмировать психику родного начальника. Уже к следующему утру все дыры были залатаны, асфальт уложен, а лица, с кричащими ртами-ямами, были, следовательно, закрашены.

Результат получен – дело сделано, дыр нет. Вот и благо для родного города. Видимо, когда чиновники закрывают глаза на городские проблемы, необходимо им их раскрыть, а к своему «лику» они, как показал екатеринбургский опыт, относятся трепетно.

Des dizaines d'agences d'infos ont relaté cette action. La municipalité a réagi avec humour en disant que [le gouverneur] Evguenyi Kouyvachev s'apprêtait à faire sa promenade du soir, et serait curieux de jeter un oeil sur l'une de ces caricatures. Mais l'un des responsables municipaux a pris sur lui de ne pas traumatiser le psychisme de son supérieur hiérarchique.
Dès le lendemain matin, tous les trous étaient bouchés, l'asphalte égalisé, et les visages aux bouches-trous criants recouverts. Le résultat est là : affaire réglée, plus de trous. Pour le plus grand bien de notre ville. Visiblement, quand les fonctionnaires ferment les yeux sur les problèmes municipaux, il ne faut pas hésiter à les leur ouvrir car, comme le montre l'histoire de Ekaterinenburg, ils tremblent pour leur “image”.

Ce qui n'est pas dit à haute voix est parfois beaucoup plus intéressant que ce qui l'est ouvertement. Dans les médias sociaux, on ne trouve presque pas de critiques de la campagne “Obligez les bureaucrates à travailler !”. Comme l'a fait remarquer un blogueur, même les dirigeants municipaux visés par ces attaques ont réagi positivement, et ont fini par mettre leurs bureaucraties au travail.

En fait, cette méthode de lutte contre la bureaucratie semble si efficace que l'on peut parier qu'elle se répandra bien vite sur le territoire russe, avec peut-être la participation de la communauté russe des automobilistes.

A l'heure où les législateurs russes, de concert avec la police, sont occupés à réprimer les droits politiques des citoyens, une telle campagne est sans doute le signe de la naissance d'une aternative populaire, d'une société civile qui se développe spontanément pour résoudre les problèmes urgents de la vie quotidienne.

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