Argent secret, piratages et politique du web russe

Bien que des suspicions quant à l'argent et aux sponsors pèsent sur toute la politique russe, le web russe est un champ de bataille particulièrement disputé. Le fossé entre les camps pro-gouvernement et de l'opposition est un champ clos d'accusations de financement illicite, chaque partie professant désespérément sa propre honnêteté et insistant sur la tromperie de l'adversaire. Lorsque de nouvelles informations émergent au sujet du financement, les révélations sont souvent obtenues par piratage informatique.

En octobre 2011, le célèbre hacker Hell a publié [en anglais] des années de courriels privés du blogueur opposant Alexeï Navalny, dont certains impliquent ce dernier dans une campagne diffamatoire envers un magnat des affaires, Oleg Deripaska. (Navalny affirme que ces e-mails ont été créés de toutes pièces.) Quelque trois mois plus tard, des pirates anonymes ont publié des e-mails [en anglais] volés à Vassili Yakemenko et Kristina Potouptchik, anciens membres éminents du groupe de jeunes pro-Kremlin NASHI. Ces données ont incriminé toute une série de blogueurs populaires russes, les accusant d'accepter l'argent du gouvernement pour parler favorablement de Vladimir Poutine.

La journaliste russe Tonia Samsonova, avril 2006, photo de Maxim Avdeev, CC 2.0.

C'est à cause de fuites et de vols comme ceux-ci que le monde s'est habitué à apprendre comment les plus grandes personnalités de la blogosphère russe gagnent leur pain quotidien. À la fin décembre 2012, cependant, Tonia Samsonova, une journaliste de Slon.ru en a eu assez de ce schéma et fait une chose un peu folle [russe] : elle a contacté 16 membres du “Conseil de coordination de l'opposition russe” et leur a demandé de révéler clairement les sources de leurs revenus et le montant de leur patrimoine. Les 16 personnes sont actives sur LiveJournal, Facebook ou Twitter, et cinq appartiennent aux projets citoyens de Navalny [russe] : Navalny lui-même, Lioubov Sobol (RosPil), Vladimir Achourkov (korruptsiei), Georgy Albourov (RosVybory), et Vladislav Naganov (DMP).

Avant d'examiner les réponses aux questions de Samsonova, il est intéressant de noter les actions [russe] qu'une organisation comme RosPil, projet phare de Navalny, a déployées pour défendre la transparence. Le site RosPil publie des archives de chaque dépense [russe] en 2012 et de tous les dons via Yandex.Dengi depuis 2011 ; on y trouve des photos du personnel ainsi que de courtes biographies (sauf pour Anatoli Chachkine qui n'a été engagé qu'en juillet 2012), Navalny a délégué le rôle de “contrôleur” du projet Yandex.Dengi à quatre surveillants : un journaliste (Alexandre Plouchev), un gourou de l'Internet (Anton Nossik), un photoblogueur (Rustem Adagamov), et aussi un blogueur pro-Kremlin, fritzmorgen (de son vrai nom Oleg Makarenko). En janvier 2012, Navalny a même répondu [russe] à un long article de Makarenko, acceptant l'idée du blogueur d'archiver les copies des dépenses de RosPil (mais RosPil a offert informations lui-même, un an plus tard).

Étant donné la vocation de RosPil à l'ouverture, on aurait pu croire que l'enquête de Samsonova aurait été une victoire facile pour Navalny et les leaders de l'opposition. Après tout, cela aurait constitué l'occasion de mettre en valeur l'engagement inébranlable du mouvement de contestation pour la responsabilité publique et la transparence.

Les choses ne se sont pas tout à fait passées de cette façon.

En effet, le critique de l'opposition xs17 sur LiveJournal a accueilli [russe] l'article comme “un cadeau de Nouvel An inattendu pour tous les amoureux de la justice”, il a mis en ligne quelques extraits peu flatteurs et tourné en dérision ceux qui avaient répondu pour leur réticence à communiquer sur leurs ressources. Les opposants qui ont répondu aux questions de Samsonova se sont vus critiquer par xs17 pour “excès de bourgeoisie” (en lien avec un descente en flèche [russe] de Boris Nemtsov par Edouard Limonov, par exemple), il les a accusés de sous-déclarer leur patrimoine (Navalny aurait passé sous silence son Infiniti M35x et le passé de Nemtsov blanchi).

Le jour même où Samsonova a publié son questionnaire, Twitter était inondé de tweets (probablement assisté par un botnet) utilisant le hashtag “#НаЧтоЖиветОппозиция”  (“DeQuoiVitLOpposition”). La plupart des tweets reflétaient les critiques de xs17, publiaient des extraits compromettants et se moquaient des individus aux revenus douteux et à la richesse extravagante.

Samsonova elle-même a été clairement déçue par les réponses apportées à ses questions. Les 16 opposants ont refusé d'approuver les déclarations obligatoires des bénéfices pour les membres du Conseil de coordination, même si la plupart rendent leur richesse publique, dans une certaine mesure. Certains membres du Conseil, comme Sergueï Oudaltsov et Olga Romanova, ont refusé les déclarations obligatoires au motif qu'elles pourraient armer les autorités d'informations dangereuses. Dans sa conclusion, Samsonova en tire cette logique :

Они и раньше это делали, когда вы ничего про себя не публиковали. Таким образом, если недружественные государственные органы и так про вас все знают, почему бы не поделиться информацией о себе с дружественными согражданами?

[Les enquêteurs de l'État en savent déjà beaucoup sur vous] même si vous ne publiez pas les informations vous-mêmes. Alors, si les organes d'État inamicaux savent déjà tout sur vous, pourquoi ne pas partager ces informations avec vos concitoyens amicaux ?

Bien que cette réaction ait pu beaucoup décevoir, il est important de comprendre les conséquences de l'attitude des membres du conseil. En refusant de se tenir aux normes de transparence attendue des élus, l'opposition se prive de toute légitimité. Si le Conseil de coordination se veut simplement un moyen de synchroniser le mouvement de protestation, les déclarations de revenus peuvent ne pas avoir de sens. Le manque d'engagement dans la transparence financière ne permet cependant pas au Conseil de devenir un véritable ‘gouvernement-fantôme’, ce que beaucoup espéraient, lors des élections en ligne d'octobre dernier.

Maintenant que nous pouvons oublier cette perspective ambitieuse, l'opposition russe devra décider de ce qu'elle est prête à faire du Conseil de coordination. Pour en revenir au thème de l'argent et du complot, il est regrettable que Samsonova n'ait pas interrogé le conseiller municipal Andreï Piontkovsky, qui, quelques semaines plus tôt dans un article de blog [russe] sur Ekho Moskvy a insinué que l'opposition russe que nous connaissons était en réalité un “projet” du magnat de la banque Mikhail Fridman, fondateur et président du consortium d'investissement Alfa. Dans ce post, Piontkovsky a suggéré que Vladimir Achourkov, qui siège avec lui au Conseil de coordination, n'avait jamais vraiment rompu ses liens avec Fridman et Alfa Group (où il était un cadre supérieur pendant six ans, jusqu'en [russe] avril 2012), ce qui signifie que Achourkov pourrait être l'homme-clé pour une campagne politique en faveur des oligarques.

Samsonova a, cependant, parlé à Achourkov. Comme vous l'aurez deviné, il a refusé de discuter de ses revenus ou de sa fortune, et il a avoué n'avoir aucun intérêt à connaître les actifs des autres, qualifiant le sujet de « pure curiosité ».

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