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Contre le chaos, l’imagination radicale

Catégories: Europe de l'ouest, France, Royaume-Uni, Arts et Culture, Education, Idées, Médias citoyens

Le développement des communications numériques porte toujours plus loin les clameurs des voix populaires, libérant dans le même temps mots, images, idées et actions jusqu’alors restreints à des sphères déterminées. Le monde virtuel est hyper-connecté  foisonne d’idées originales et grouille de volontés entreprenantes à visées novatrices. Dans une même frénésie, sur le terrain, les voix populaires grondent, s’organisent et clament des valeurs dissidentes. Et c’est tout un imaginaire radical qui se met en place face à des systèmes de pensées encore figés.

A propos des voix contestataires d’Occupy Wall Street s’élevant des décombres de la crise financière de ces dernières années, David Graeber (anthropologue américain) écrivait en septembre 2011 sur le site Internet  du Guardian [1] [en anglais] :

Is it really surprising they would like to have a word with the financial magnates who stole their future?

Just as in Europe, we are seeing the results of colossal social failure. The occupiers are the very sort of people, brimming with ideas, whose energies a healthy society would be marshaling to improve life for everyone. Instead, they are using it to envision ways to bring the whole system down.

But the ultimate failure here is of imagination. What we are witnessing can also be seen as a demand to finally have a conversation we were all supposed to have back in 2008. There was a moment, after the near-collapse of the world's financial architecture, when anything seemed possible.

Est-ce vraiment surprenant qu’ils aient envie de s’expliquer avec les magnats financiers qui leur ont volé leur avenir ?

Tout comme en Europe, nous observons ici le résultat d’un colossal échec social. Ces occupants sont exactement le genre de gens débordant d’idées, dont l’énergie devrait être favorisée par une société en bonne santé, afin d’améliorer la vie de chacun. Au lieu de quoi, ils la consacrent à imaginer le moyen de mettre à bas l’ensemble du système.

Mais l’échec définitif ici, est celui de l’imagination. Ce à quoi nous assistons peut également être considéré comme la revendication d’ouvrir enfin le débat que nous étions tous censés mener après 2008. Après le quasi-effondrement du système financier mondial, il y eut un moment où tout semblait possible.

 

Radical imagination [2]

Radical imagination sur Wikia. License CC-BY-SA

L’imagination, un grand mot que l’on semble aujourd’hui redécouvrir, désigne la faculté humaine à se représenter des choses ou des évènements perçus par les sens. Lien entre le monde et l’individu, l’image mentale construite par cette faculté voyage d’esprit en esprit par le biais de différents modes de transmission (récit écrit, oral ou visuel diffusé sous forme de livres, de discours ou de films, par exemple).

Le domaine économique et social n’est pas le seul à souffrir de cet échec de l’imagination. Un rapide coup d’œil aux productions occidentales cinématographique, musicale ou littéraire de masse voit sans cesse répéter les éternelles rengaines old school, vintage ou rétro (pour ne pas dire ringardes) : on remixe, on remake et on reboot les données culturelles du XXème siècle et précédents.

De cette imagination officielle, autorisée et largement diffusée par les institutions gouvernementales et médiatiques se distingue pourtant l’émergence sur la scène globale d’un autre type d’imagination, celle-ci spontanée, plus intime et souvent non autorisée.

Cette imagination dite radicale [3] [en anglais] désigne la racine affective, viscérale et impulsive qui lie l’humain au monde. Avant de connaître l’ordre, la morale et la conscience, l’imagination puise ses formes dans le rapport du corps à l’environnement (géographique comme social). Il s’agit d’une perception brute, émotionnelle et fondamentalement créatrice qui affecte l’esprit humain.

A sa racine, c’est-à-dire dans son aspect radical, l’imagination – pour reprendre l’expression de Nietzsche à propos de l’art – ose et gagne le chaos (traduction tirée de Paul Audi, 2010 : Créer. Introduction à l’esth/éthique, éditions Verdier poche, Lagrasse, p.75). Il ne s’agit pas d’apporter le chaos ni de s’y perdre, mais plutôt pour l’esprit humain de s’y confronter. Fondamentalement, le fait d’imaginer c’est affronter le désordre pour le repousser et lui conférer la forme désirer.

Depuis 2007/2008, la scène internationale compte de nombreux soulèvements répondant à cette définition. Les populations confrontées à des environnements agressifs élèvent leurs voix contre un chaos sans fin apparente. La crise de la dette et les plans d’austérité en Europe ont engendré des manifestations en Islande, Angleterre, Espagne, Portugal, Grèce, etc. ; les conditions de vie sont également à l’origine de révoltes populaires dont le Printemps Arabe constitue un point culminant en 2011 ; des manifestations anti-corruption (2011) et plus récemment (janvier 2013) anti-viol secouent l’Inde ; des auto-immolations par le feu au Tibet, ou encore les manifestations du Jasmin et des révoltes villageoises retentissent en Chine. 2011 a également connu l’instauration du mouvement des Indignés en Espagne, puis celui d’Occupy Wall Street aux Etats-Unis.

Si pas deux de ces mouvements ne sont identiques et si rares sont ceux qui se trouvent directement liés l’un à l’autre, l’existence d’un Métamouvement, pour reprendre le terme utilisé par Umair Haque [4], peut pourtant être mise en évidence [en anglais]:

The Metamovement is a movement of movements (…) The Metamovement isn't just a faint, transient echo, but the increasingly resonant reverberation of people challenging this brutal state of malfunction, this Great Splintering [5] of institutions and social contracts. Their truth, I suspect, might be this: there's no one left to turn to — and so the Metamovement has turned to each other.

Le Métamouvement est le mouvement des mouvements. (…) [Ce] n’est pas seulement un écho faible et passager, mais le retentissement croissant du peuple défiant cet état brutal de mal-fonction, cette grande fragmentation des institutions et des contrats sociaux. Leur vérité, je suspecte, pourrait être ceci : il n’y a plus personne vers qui se tourner – alors le Métamouvement s’est tourné l’un vers l’autre.

Ces formes d’expressions radicales et populaires sont à l’image du fossé qui s’est creusé entre les institutions et les peuples. Le cas de l’immolation de Mohamed Bouazizi [6] à Sidi Bouzid en Tunisie est particulièrement significatif. Son geste, réponse à une persécution étatique généralisée, a déclenché réactions des internautes et des citoyens, dénonçant le manque d'emplois, la corruption et la détérioration des droits humains dans leur pays [6], menant les révoltes jusqu’à la chute du régime [7] oppresseur.

Ce mode d’expression radicale se trouve encore aujourd’hui parmi le peuple tibétain [8] qui compte en ce début d’année 2013 jusqu’à 96 auto-immolations par le feu. Une étude précise ainsi [9] [en] :

The Tibetans have framed the recent wave of self-immolations notonly as acts of sacrifice but as acts with religious meaning, as in thetradition of offering one’s body for the benefit of others. A number of testimonies (..) that they were motivated by the wish to preserve Tibetan religion and culture.

Les Tibétains ont défini la récente vague d’immolations non seulement comme des actes de sacrifice mais aussi comme des actions à signification religieuse, suivant la tradition d’offrande du corps bénéficiant à la communauté. Un certain nombre de témoignages (…) présentent la culture et l’identité tibétaine comme étant sur le point d’être détruite (par le projet moderniste gouvernemental)

L’expression de cette imagination radicale s’inscrit dans la transgression. Son principe novateur se dévoile dans le basculement d’un affect (austérité, identités réprimées et droits refusés, etc.) en force (soulèvement, révolte, manifestation, sacrifice, etc.). Agissant comme une décharge de protection, elle remplit un rôle socio-prophylactique et permet de s’élever contre une totalité angoissante et chaotique, de s’interroger sur la nature de l’ordre établi et de semer les graines d’une structure sociale autre.