Du parc Gezi à l'Union Européenne : si loin, si proche

Le projet de réaménagement de la place Taksim et la destruction du Parc Gezi ont provoqué des manifestations importantes en Turquie depuis le mois de Juin. Ce projet a été annulé par la justice turque depuis début juin 2013, bien que la nouvelle ne soit apparue dans divers médias que le 3 juillet. Le Matin reprend les causes de cette annulation :

La Cour a argumenté son jugement par le fait que «le plan directeur du projet viole les règles de préservation en vigueur et l'identité de la place et du Parc Gezi» qui la borde, selon le jugement cité par les quotidiens Zaman et Hürriyet.

Erdogan Twitter

Erdogan : Les manifestations sont de la faute à Twitter, par khalid Albaih sur Flickr, CC by-nc-sa/2.0

 

Selon France 24, les jeunesses stambouliotes continuent à se mobiliser. Cependant, à découvrir maintenant que cette décision date d'avant l'évacuation brutale de la place Taksim du 15 juin, et que les confrontations violentes du mois de juin entre les manifestants au projet et la police ont fait 8 morts et plus de 4000 blessés, on ne peut qu'éprouver une sorte d'incompréhension. Tout ça pour ça? Les conséquences de ces affrontements vont pourtant au-delà des frontières de la Turquie, et les membres de l'Union Européenne, l'Allemagne en tête, se sont emparés de ces heurts comme prétexte pour repousser les négociations de l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne à l'automne, alors que les discussions devaient reprendre le 26 juin, tout en assurant néanmoins que le processus continue. Le site Cameroonvoice précise:

La chancelière Angela Merkel a déclaré la semaine dernière que les événements en Turquie ne correspondaient pas aux “notions européennes de la liberté de réunion et d’expression”.

 

Il semble que ces événements turcs génèrent en France et en Europe des questionnements identitaires, tous reliés au processus d'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne, variations autour du thème “nous n'avons pas les mêmes valeurs, ou peut-être que si ?”.

Une analyse difficile des événements par les médias français

Beaucoup de médias français y sont allés de leur analyse sur ce qui s'est passé au mois de juin en Turquie, essayant beaucoup d'analogies différentes. Comme si ce grand voisin et ses révoltés, qui vont peut-être faire partie de la famille, offraient aux français un mélange d'un exotisme absolu et d'une réalité bien connue. Ainsi Henri Goldman écrit-il sur son blog :

“Un peu partout, on compare Taksim à Tahir, le Printemps turc au Printemps arabe. Sur les images qui circulent, ce sont les mêmes couches sociales,– étudiants, classes moyennes instruites… – qui tiennent le haut du pavé. Celles-ci nourrissent leurs aspirations à partir du kit culturel cosmopolite qui se diffuse par internet et constitue désormais le bagage commun des courants « branchés » des sociétés en transition. Le mode de mobilisation aussi les rapproche : des mots d’ordre lancés à travers la toile et qui essaiment en réseaux sans quartier général où n’importe quelle consigne est reprise pour autant qu’elle réponde à l’attente, indépendamment de qui la lance.”

D'autres encore, en France particulièrement, y ont vu, parfois dans une envie d'identification, un nouveau “mai 68″. Chems Eddine Chitour rejoint cette tendance sur son blog :

“Les médias occidentaux pensaient et pensent  que le dernier «domino» allait tomber. Ils ont présenté cette colère comme celle d’une Turquie ultralaïque qui en a marre de l’AKP et tout est fait pour forcer l’analogie avec les places Tahrir et partant avec les tyrans arabes. Pas un mot d’une analogie avec mai 1968 en Europe au sortir des trente glorieuses bâties sur la sueur des émigrés. Quand Daniel Cohn-Bendit et ses camarades avaient mis à mal le gouvernement de De Gaulle ce n’était pas pour du pain comme la plupart des révoltes dans les pays arabes, mais c’était pour secouer un ordre ancien en interdisant d’interdire…”

Le Parlement européen a condamné officiellement la gestion brutale de la répréssion des manifestation. Mais Ex-Expat commente sous l'article de France 24 :

Les seuls Européens en Turquie sont ceux au Taksim et leurs sympathisants!”

Une vidéo montrant les manifestants de Taksim chanter “la volonté du peuple” tirée du film musical “Les misérables” illustre ce lien des manifestants avec l'Europe :
http://www.youtube.com/watch?v=FctAww-4p9k

Du Parc Gezi à l'intégration de la Turquie dans l'Union Européenne

Taksim ist überall

Taksim ist überall ! – Taksim est partout ! Hambourg, Allemagne, 8 juin 2013, par Rasande Tyskar sur Flickr, CC by-nc/2.0

Les “valeurs européennes” dont Angela Merkel a parlé sont les valeurs reprises par les médias en ligne, glissant presque systématiquement du sujet des manifestations de Gezi et Taksim à celui de l'intégration dans l'UE . Les propos de Franck Proust, député européen UMP, reprennent la position de la droite française :

Un accord de partenariat: oui, mais l’adhésion à l’Europe : Non! La Turquie n’a rien d’européenne. Nous ne partageons pas la même culture, ni les mêmes racines judéo-chrétiennes, ni les mêmes aspirations politiques “

Un commentaire de Joël Toussaint vient lui répondre :

L’Europe partage des racines judéo-chrétiennes qui ont été plantées… en Turquie! Le premier Concile de Nicée date de 325 et le premier Concile de Constantinople fut tenu en 381. (…) L’arrogance trouve sa racine dans l’ignorance… M. Proust saute à pieds joints sur le prétexte que lui fournit Erdogan et met ainsi le pied dans le plat. Il procède à un exercice d’amalgame entre le peuple turc et ses dirigeants. La démagogie politique dans toute sa splendeur!”

La plupart des commentaires sont d'un pessimisme terrible quant au processus d'intégration :

(…) Vouloir absolument européaniser le digne successeur de l’empire ottoman est une vue de l’esprit, une vision idyllique de la future Union européenne. Ce n’est pas parce 5% de la population adhère aux idées et valeurs de l’UE que les 95% d’anatoliens vont le faire, ni parce que Constantinople est devenu Ankara que la mentalité des dirigeants ottomans  – kémalistes ou islamistes (modérés ?), a changé.”

solidarity occupygezi Wroclaw

Manifestation de solidarité avec #OccupyGezi à Wroclaw, Pologne, par David Krawczyk sur Flickr – CC by-nc-sa 2.0

Mais il s'en trouve aussi pour mettre en lumière des valeurs partagées avec les manifestants eux-mêmes, au-delà des frontières européennes, contre les violences policières, les détentions arbitraires de manifestants et de journalistes, pour la liberté d'expression et de réunion. Ainsi Cameroonvoice d'affirmer:

“De l’Azerbaïdjan au Sénégal tout le monde compatit avec les manifestants de la place Taksim, pas avec Erdogan”, conclut Hakan Günes, professeur de politologie à l’université de Marmara.

Et plus Erdogan fera appel à des théories conspirationnistes pour dénoncer l'influence de l'Union Européenne, des médias occidentaux, des médias sociaux (Twitter en particulier), plus il risque de s'isoler sur l'échiquier mondial. Il est ironique à ce propos de voir que c'est précisément autour de la peur de l'autre et des théories conspirationnistes que Sema Kaygusuz, romancière turque, rapproche les sociétés turques et américaines :

La Turquie est un pays où tout le monde a peur de l’autre. Les Kémalistes ont peur des islamistes, les islamistes ont peur des laïques, les femmes ont peur des hommes, les enfants ont peur des adultes… C’est la mentalité américaine : on est toujours en danger.”

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