Une « grève Internet » auto-organisée destinée à attirer l'attention sur une nouvelle loi antipiratage russe [GV] entrée en vigueur en août a rencontré un succès mitigé, ainsi que l’explique RosKomSvoboda [russe, ru], un groupe de surveillance pour les libertés sur Internet, associé à la branche russe du Parti Pirate.
Le 1er août, les sites Internet participant à la « grève » ont cessé leurs opérations, et ont remplacé leurs pages d'accueil par un écran noir pendant 24 heures pour certains et une durée prédéfinie pour d’autres. Les scripts rendant cela possible ont été développés par des bénévoles et ont été mis [ru] à disposition [ru] des webmasters par l'intermédiaire de Habrahabr.ru, une célèbre communauté « tech » de RuNet semblable à Slashdot.org. D'autres sites ont simplement ajouté des bannières (également disponibles sur Habrahabr [ru]) qui renvoyaient vers une pétition [ru] lancée par l’Initiative publique russe [GV] pour faire abroger la loi mise en cause.
La pétition donne un bon aperçu de l'ampleur du succès de la grève. Comme l'indique le graphique ci-dessous, le nombre de signatures stagnait autour de 58 000 avant le 1er août et progressait relativement lentement. La journée du 1er août a connu le début d’un pic de participation qui a duré 3 jours et qui a permis de gagner 20 000 signatures, après quoi le rythme a à nouveau ralenti :
Au moment où ce billet est écrit, la pétition est à moins de mille signatures de son objectif fixé à 100 000, après quoi elle sera adressée au parlement russe afin d’être examinée.
D'après RosKomSvoboda, au moins 552 sites ont participé à l’opération en affichant la bannière, et 735 avaient installé le script de blocage avant la grève. Certains d'entre eux étaient des sites importants, comme Rutracker.org (le plus grand « tracker » de torrents russe), le réseau social Mail.ru, le site d'écoute de musique en streaming Zaycev.net, et Lurkmore.to, le Wikipédia satirique qui se trouve déjà en posture délicate. Toutefois, certains sites ont brillé par leur manque de participation à cet effort commun, tels que les géants que sont le moteur de recherche Yandex.ru ou VKontakte, le plus grand réseau social russe, qui avait fait connaître activement son opposition à la loi avant qu'elle ne soit promulguée. De toute évidence, si l'un d’eux venait à fermer pendant toute une journée, le nombre de personnes sensibilisées à la question ne se mesurerait plus en milliers (bien sûr, il y a toujours le risque qu'une telle décision provoque des émeutes).
Pendant ce temps, il existe des forces externes au militantisme susceptibles de sensibiliser davantage les utilisateurs russes aux nouvelles réglementations. Quelques jours seulement après leur entrée en vigueur, les gens ont commencé à se rendre compte [ru] que l'accès à leurs contenus médias préférés était devenu problématique :
Началась чистка торрентов. Вчера не смог скачать новые серии “The Newsroom” (все раздачи закрыты), и несколько других сериалов.
— Mirali Samedov (@MiraliSamedov) 6 août 2013
Les purges des fichiers torrents ont commencé. Hier, je n'ai pas pu télécharger de nouveaux épisodes de The Newsroom [série télévisée américaine] (tous les fichiers torrents sont inaccessibles), ainsi que quelques autres programmes.
En effet, depuis le 1er août, Rutracker.org a retiré de nombreux fichiers torrents de son répertoire à la demande de « A-media », une société russe qui a acheté les droits de distribution d'un bon nombre de contenus audiovisuels étrangers. On trouve dans la liste complète des fichiers torrents supprimés de Rutracker pas moins de 40 séries télévisées, qui couvrent quasiment l'intégralité de l'éventail de HBO : True Blood, Le Trône de fer (Game of Thrones), The Newsroom, Girls, Rome, etc., ainsi que d'autres séries acclamées telles que Breaking Bad et Homeland.
Cela a provoqué une vague d'indignation, en particulier parce que « pirater » ces séries est pour beaucoup de Russes le seul moyen de pouvoir les trouver rapidement, en bonne qualité et avec des traductions correctes. Un fan a expliqué la chose suivante [ru] :
Знаете почему в интернете очень много людей смотрит зарубежные сериалы, иногда даже те которые выходят у нас на ТВ (хотя таких очень мало)? Потому что в интернете этими сериалами занимаются люди, которые умеют этим заниматься и хотят. Потому что когда выходит новая серия – уже через 1-2 дня она озвучивается очень классной группой переводчиков и появляется в сети.
Vous savez pourquoi tant de personnes regardent les séries télé étrangères sur Internet, et parfois même celles qui sont diffusées à la télévision [russe] (quoiqu'il n'y en ait pas beaucoup) ? Parce que sur Internet, les personnes qui travaillent dessus savent le faire et aiment le faire. Parce que lorsqu'un nouvel épisode sort, il est sous-titré en une journée ou deux par une super équipe de traducteurs et est mis à disposition en ligne.
Le blogueur de LiveJournal haeldar, qui à une époque avait été l'associé du « tomato-terroriste » [GV] Murz, a repris [ru] ces arguments :
[…] мы такие “жадные дети” и хотим смотреть “Игру Престолов” в переводе “Lostfilm-tv”, а не говноделов из “АМЕДИА”. И в тот вечер, когда это удобно нам, а не им. И в качестве 1080p.
[…] nous sommes des enfants « gourmands » et nous voulons regarder Game of Thrones avec les sous-titres de « Lostfilm-tv », pas la merde de « A-media ». Et le faire quand nous en avons envie, pas quand ça les arrange. Et avec une qualité 1080p.
Il reste à savoir si une telle indignation sera source de succès pour les militants. Après tout, il existe de nombreuses façons de contourner les fermetures. Un blogueur a souligné [ru] qu'avec le marché mondial, il était futile d'essayer de bloquer quoi que ce soit :
Самое главное – чего они в итоге добьются? Ну будут все качать с пайратбэя, а потом отдельно звуковые дорожки (кому надо) с сайтов переводчиков.
Ce qui importe, c'est de savoir ce qu'ils cherchent à faire exactement. Les gens vont télécharger des fichiers depuis Pirate Bay, et récupéreront ensuite les pistes audio séparément (s'ils en ont besoin) sur des sites de traduction.
L'utilisateur Twitter@pashakolesoff a tweeté [ru] la même idée, un peu plus sèchement :
Позакрывают раздачи сериалов на русском – учите английский, смотрите в оригинале. Пиратскую бухту никто не отменял http://t.co/1zD20hlYwe
— pasha (@pashakolesoff) 7 août 2013
[S'ils] ferment les fichiers torrents de séries télé en russe, vous n’avez qu’à apprendre l'anglais et les regarder en version originale. On n'en a pas fini avec The Pirate Bay.
Alors même que les séries étrangères sont prises pour cibles, les détenteurs de droits d'auteur s'attaquent également aux programmes nationaux produits en Russie. Le 7 août, l'entreprise de médias russe Seichas a par exemple obtenu une décision de justice favorable [ru] du tribunal municipal de Moscou à l'encontre du tracker de torrents Rutor.org pour avoir hébergé des liens vers sa série télévisée « Interns ». À l'instar de Rutracker, Rutor s'est conformé [ru] à la demande de retirer les fichiers torrents incriminés de son site.
Toutefois, cette nouvelle semble bien moins perturber les spectateurs que la perte de Game of Thrones. L'utilisateur Twitter @Scinic a résumé cette situation dans un tweet [ru] (retweeté 596 fois) où il s'amuse des justifications de la loi antipiratage, du dédain qu'ont les gens pour l'industrie du film russe, et des références omniprésentes de la série à succès de HBO :
Они говорят, что торренты убивают российский кинематограф. Дом Грейджоев ответил бы им: “То, что мёртво, умереть не может”.
— Scinic (@Scinic) 5 août 2013
Ils disent que le torrent tue le cinéma russe. Ce à quoi la maison Greyjoy répondrait : « What is dead may never die » [Ce qui est mort ne saurait mourir].