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La fin du silence en Syrie : entretien avec Syria Untold

Catégories: Syrie, Droits humains, Guerre/Conflit, Médias citoyens, Advox
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L'art c'est la paix, projet artistique collectif à Alep, Syrie.  Photo de Art Camping.

Syria Untold [2] est un nouveau projet en ligne consacré au soulèvement non-violent en Syrie. Les participants au projet, en Syrie comme à l'extérieur, travaillent à réunir, organiser et assurer un contexte pour des contenus traitant de la désobéissance civile, des mouvements non-violents et de la résistance créative au régime d'Assad. Pour reprendre leurs termes, “Syria Untold veut donner de la visibilité au travail extraordinaire accompli par d'autres sites internet, les réseaux sociaux et les groupes d'activistes pendant le soulèvement syrien.” Ellery Roberts Biddle, rédactrice en chef d'Advox, a interrogé Leila Nachawati Rego [3], co-fondatrice du projet et contributrice active de Global Voices. Mme Nachawati est espagnole-syrienne, activiste, écrivain et enseigne la communication à l'Université Carlos III de Madrid.

Comment vos relations avec la Syrie ont-elles évolué avec le temps ? Comment le soulèvement de 2011 a-t-il affecté cette relation ? Et comment le conflit a-t-il affecté cette relation ?

Bien qu'élevée en Espagne, je parlais toujours de la Syrie à voix basse. La terreur imposée par le régime que les Syriens ont supporté pendant des dizaines d'années était si profondément ancrée en nous que même ceux qui vivent à l'étranger avaient peur de parler par crainte des répercussions sur leurs parents restés au pays. Après 2011, ce mur de peur et de silence s'est brisé et c'est sans doute la principale victoire du soulèvement, la première chose qui m'a donné de l'espoir. Plus de silence, tout est ouvert maintenant.

Quel impact a eu le conflit sur la création et le journalisme en Syrie ? Il serait intéressant de connaître les composantes physiques comme psychologiques de cet impact.

Imaginez une société qui subit un tel lavage de cerveau que les enfants pensent que le dirigeant de leur pays est une sorte de dieu que l'on ne remet pas en question, où les parents ne parlent pas devant leurs enfants de peur qu'ils ne les accusent de trahir l'Etat. Bien sûr ce lavage de cerveau a eu des conséquences sur l'art et la créativité, car tout ce qui était produit pendant des dizaines d'années devait idéaliser le leader et sa famille. Les vrais artistes, poètes, écrivains, chanteurs ont été tués ou pourrissent dans les prisons d'Assad.

Après 2011, toute la créativité réprimée pendant si longtemps a laissé place à des formes d'expression illimitées, de l'affiche humoristique et des messages scandés lors des manifestations aux chants et poèmes pour la liberté en passant par les dessins, bandes dessinées et graffiti sur les murs des villes et villages Syriens. C'est de l'art non-académique, de l'art “qui sort des salons”, comme l'appelle le groupe “The Syrian People Know their Way” [4] (les Syriens savent où ils vont). Un art qui vient de mouvements de base et d'un besoin populaire de s'exprimer après des dizaines d'années de peur, de répression et d'auto-censure.

"Exchange" by Comic4Syria. Comic depicting real events that have taken place in Syrian prisons. [5]

“Echange” de Comic4Syria. Bande dessinée qui dépeint ce qui se passe dans les prisons syriennes.

Syria Untold ressemble beaucoup à un projet de traduction –  traduction de problèmes locaux pour un public global. Est-ce une interprétation pertinente ?

Oui tout à fait. D'un côte, si l'on compare les versions en arabe et en anglais, elles sont très différentes, et les traductions ne sont pas littérales car nous pensons que le contexte est différent si l'on veut toucher un public anglophone ou un public arabophone. D'un autre côté, il faut considérer l'aspect curation qui a beaucoup à voir avec la traduction. Le processus de choix, de cadrage, de mise en place des contenus produits par les Syriens et de contextualisation est en soi une traduction du mouvement de la société civile syrienne sur le terrain, au milieu des discours géopolitiques assourdissants au mépris des syriens eux-mêmes.

Comment avez-vous pu examiner tous les projets des participants ? Y a-t-il des réalisations qui vous ont particulièrement frappée émotionnellement, intellectuellement ?

Il y en a tellement… Tous les créateurs syriens, les campagnes, les groupes qui travaillent sur le terrain au maintien de l'esprit du soulèvement, sont progressivement kidnappés par les forces extrémistes qui essaient d'imposer leur propre programme politique et religieux. La manière dont les jeunes artistes d'Alep et d'ailleurs ont utilisé l'art [6] pour redonner espoir aux gens sous les bombes est particulièrement exemplaire. Le travail de terrain entrepris par la population en matière d'auto-gestion et d'auto-gouvernement avec peu de ressources est admirable dans des villes comme Kafranbel, Raqqa…

ll y en a tellement qu'il est difficile de choisir. Je pense que la meilleure aide que puisse apporter le site c'est de donner une place à tous les artistes syriens, aux campagnes et aux initiatives sur le terrain pour qu'ils puissent être resitués et compris dans leur contexte.

Il semble particulièrement important que le projet soit en ligne, pour que les gens puissent participer quelque soit le lieu où ils se trouvent. Considérez-vous Syria Untold comme un endroit où les gens peuvent se rencontrer, nouer de nouvelles relations ?

Notre but est de servir de pont entre les médias, les organisations non gouvernementales et quiconque s'intéresse aux initiatives populaires syriennes et à la résistance créative, et à ceux qui y travaillent. Le fait que ces voix sur le terrain ne sont pas entendues au niveau des discussions internationales tend à écarter les gens qui veulent faire entendre leur diffférence dans un contexte de plus en plus militarisé. Nous espérons donc que ce projet pourra aider à donner une visibilité au mouvement non-violent, à promouvoir l'interaction entre les différents groupes et leur permettre d'avoir accès aux médias et autres organisations.

Ce projet va à l'encontre du discours des médias grand public très tranché du oui-non/noir et blanc qui a dominé la couverture du conflit. Si vous deviez requalifier ce discours en quelques mots que diriez-vous ?

Je voudrais citer ici mon ami Amjad Taleb qui a écrit ces mots sur sa page Facebook il y a quelques jours et qui résume bien ce que les Syriens ressentent face à cette fausse dichotomie posée par les médias et la “communauté internationale”.

Si vous demandez aux Syriens de choisir entre mourir asphyxiés dans leur sommeil ou mourir sous la torture, vous devinez la réponse. Si vous leur demandez de choisir entre Assad et Al Qaida, je pense que vous pouvez aussi deviner la réponse.

Mais si vous arrêtez de vous comporter comme des trous du cul en leur demandant ce qu'ils veulent et de quoi ils rêvent, alors la réponse sera étonnante et dépassera toutes vos attentes… Mais cessez de vous comporter comme des trous du cul.

Obama's red line, by Comic4Syria. [7]

La ligne rouge d'Obama, par Comic4Syria.