Je Connais un Violeur est un site web créé par Pauline Arrighi, 27 ans, diplômée de Sciences Po Paris et militante à Osez le Féminisme. Blog communautaire, le projet lutte contre la stigmatisation des victimes du viol et a pour vocation d'être une plateforme pour partager des témoignages de manière anonyme. Le projet met en avant le fait que de nombreuses victimes connaissaient leurs agresseurs et le blog leur donne un forum pour s'exprimer et trouver du support. Rising Voices a interviewé Pauline sur son projet, ses succès et son impact.
Quand et comment avez vous eu l'idée de commencer ce projet ? Combien de témoignages avez vous reçu à ce jour ? :
De nombreuses victimes de viol ne sont pas crues par leur entourage. Ainsi elles n’osent pas dénoncer leur agresseur et souffrent d’un manque de reconnaissance de ce qui leur est arrivé. Pire, elles sont parfois accusées de mentir – et ce avant que la moindre enquête soit entamée pour avérer les faits.
Dans d’autres cas, les victimes sont traumatisées sans se rendre compte elles-mêmes qu’elles ont été violées. Elle trouvent de bonnes raisons à leur agresseur et se mentent à elles-mêmes. L’une des raisons de cette incrédulité voire de cette hostilité vient d’une fausse croyance sur le viol. De nombreux mythes entourent le viol, et c’est l’un d’entre eux que j’ai voulu dénoncer : les violeurs ne sont pas tous des psychopathes marginaux qui sautent sur leurs victimes dans des ruelles sombres, la nuit.
Il n’y a pas de profil de violeur type, la majorité d’entre eux est intégrée socialement, et surtout, dans 80% des cas, la victime connaissait sont agresseur. On lit des témoignages de victimes, c’est une excellente chose. Et les violeurs, qui sont-ils ? Fous, frustrés sexuellement, pauvres, drogués ? Ou simplement des hommes comme les autres ?
Pour savoir qui sont les violeurs, quoi de mieux que de poser la question à leurs victimes? Qu’elles aient porté plainte ou non, que le violeur ait été condamné ou non, laissons-les nous dresser un portrait de cette personne, anonymement et sans qu’on puisse l’identifier bien sûr (je suis très attentive à ce qu’aucun portrait ne soit suffisamment précis et que personne ne puisse être identifié)
J'ai lancé le site le 30 août au soir, tout d’abord avec des témoignages glanés dans mon entourage. J’ai posté le lien dans les réseaux sociaux. 48h plus tard, j’avais reçu 150 témoignages. Au même moment, un groupe de féministes dont je fais partie envoyait à la presse et au Procureur un signalement pour incitation au viol à un site de conseils en séduction. De ces conseils échangés par de jeunes hommes sur internet, au viol dans le couple, dans des groupes d’amis ou en soirée, il n’y a qu’un pas. « Je connais un violeur » s’est répandu extrêmement rapidement grâce à Twitter et Facebook. J’ai reçu 500 témoignages la première semaine, et 1 200 abonnés. Aujourd’hui, un mois plus tard, j’en ai reçu 1000 environ et le timblr a reçu 900 000 visites.
Depuis la création du site, comment le projet est-il perçu par les lecteurs ? Avez-vous eu des retours des contributeurs suite à leurs témoignages ?
J’ai reçu un nombre infime de retours sceptiques : 3 ou 4, sur 1000 témoignages reçus. En revanche j’ai reçu de nombreux remerciements. Certaines personnes se sont rendues compte de ce qu’elles avaient vécu, elles ont pu poser un mot et un sens sur leur mal-être, d’autres voient qu’elles ne sont pas seules, d’autres encore trouvent une reconnaissance en tant que victime dans le fait de voir leur témoignage publié.
Certaines personnes, qui n’ont pas été victimes, expliquent que le tumblr leur a ouvert les yeux sur une réalité qu’elles ignoraient.
Pour toutes ces raisons, le tumblr a été au-delà de mes objectifs initiaux et j’en suis heureuse.
Est ce que les témoignages après le traumatisme servent aussi peut-être de catharsis pour certaines victimes ? Est-ce que le fait de témoigner fait parfois partie du processus de guérison ?
Sans aucun doute, et j’ai reçu de nombreux retours dans ce sens, mais je ne suis pas à même de développer le sujet, n’étant pas une professionnelle de la question, psychologue par exemple.
En revanche je peux citer l’excellente psychiatre Muriel Salmona, spécialisée en traumatologie et auteure du Livre noir des violences sexuelles :
Pour le docteur Muriel Salmona, s’intéresser aux violeurs permet aux victimes de «remettre du sens». «Les victimes se disent toujours «je n’aurais pas dû faire ou dire ça. Elles se remettent en cause. En parler, échanger leur expérience et analyser la démarche de leur agresseur permet de remettre leur monde à l’endroit, de réaliser, enfin, que ce sont elles les victimes. C’est le premier pas vers la réparation.
Comment faites vous la sélection des contributions ? Combien de témoignages ne sont pas publiés et pourquoi ?
D’une façon générale, je ne publie que les témoignages qui montrent un portrait de l’agresseur, comme l’indique l’objet du tumblr, et lorsqu’il s’agit d’un viol (je fais l’impasse sur les attouchements et tentatives). Cela dit, certains témoignages n’entrent pas dans ce cadre et sont publiés car ils sont touchants ou apportent un élément précieux à la reflexion sur le viol et sa perception sociale.
Etant l'administratrice du site, comment gérez-vous la colère/la tristesse à la lecture de tous ces témoignages ?
Mal (elle sourit).
Plus sérieusement, la lecture de ces multiples témoignages est évidemment difficile, et je suis dans une relative impuissance, la portée du tumblr étant limitée pour les victimes. Je ne peux pas remplacer le travail d’une ligne d’écoute et encore moins d’un-e psychologue.
Heureusement je suis parfois aidée, et je fais partie d’un réseau féministe dans lequel ces problèmes sont connus. J’ai la chance d’être comprise dans ma démarche et épargnée concernant les « rape jokes » et autres écarts.
Il y a-t-il autre chose que la société peut faire pour aider/protéger les victimes ?
Le viol n’est que l’une des manifestations de la perception et du statut des femmes dans la société. Lorsqu’on arrêtera de présenter dans les publicités, la fiction et autres, les femmes comme disponibles et soumises sexuellement, passives, sans cesse assimilées à des objets, et lorsqu’on arrêtera de présenter les hommes comme dominateurs, actifs, avec des « besoins sexuels » irrépressibles (ce qui est parfaitement faux), le nombre de viol diminuera sensiblement.
Il y a des mesures concrètes à prendre : être intransigeant envers les incitations au viol et à la haine sexiste. Ou développer l’éducation à la vie affective et sexuelle dans les écoles et collèges. On ne peut pas laisser les films porno être la seule source d’apprentissage à la sexualité.
Avec votre vision globale de tous ces témoignages, quelle analyse faites vous de l'évolution du tabou sur le viol et de l'impact d'un site comme le votre ? Est ce qu'une tendance ressort de ces témoignages et qui ne serait pas forcément visible aux lecteurs de passage?
La tendance qui ressort le plus fortement est le sentiment de culpabilité et de honte que ressentent les victimes. Pourtant, rappelons-le, une victime de viol n’est jamais responsable de ce qui lui arrive. Si la victime se sent coupable, dans une logique perverse d’inversion des rôles, la raison en incombe aux discours qui entourent le viol et que la victime aura entendu avant de le subir elle-même. Si vous entendez durant toute votre jeunesse que les victimes de viol l’ont peu ou prou mérité.. comment ne pas se haïr lorsque cela vous arrive ?
Ce sentiment de culpabilité et de déni vient aussi de l’expérience du viol lui-même. Dans de nombreux témoignages, on lit que non seulement l’intégrité physique est niée, mais encore l’agresseur nie la volonté de l’autre, en lui faisant croire que la victime est consentante. « Je sais que tu aimes ça », « Je sais que tu en as envie ».. le viol passe par le corps mais aussi par l’esprit, dans une négation totale de l’autre.
Que voudriez-vous voir changer d'un point de vue politique publique sur l'approche de ce problème ?
… En luttant contre les stéréotypes sexistes à l'école, avec une éducation à la sexualité qui prenne en compte les notions de respect de l'intégrité de l'autre et de désir, en luttant contre l'image dégradée des femmes dans la publicité, les films porno, internet et la société en général..
Le viol n'est qu'une manifestation des représentations des femmes et des hommes dans la société, il n'a rien de naturel, c'est un fait de culture contre lequel on peut lutter. Il existe des sociétés sans viol. Pourquoi pas la nôtre ?