“Que les Russes balaient leurs rues eux-mêmes” : les minorités s'interrogent sur la violence ethnique

Migrants detained at a raid on a Moscow market. Authorities have been cracking down in what some see as an appeal to Russian nationalism. YouTube screenshot.

Des immigrés arrêtés lors d'une descente de police sur un marché moscovite. Les autorités prennent des mesures répressives interprétées par certains comme un appel au nationalisme russe. Capture d'écran de YouTube.

Troubles de l'ordre public, émeutes et saccage d'un entrepôt de fruits et légumes à Moscou dans le quartier de Biriouliovo. La Russie est de nouveau confrontée à sa “question des nationalités” [anglais]. Ces désordres font suite au meurtre d'Egor Chtcherbakov, 25 ans, attribué à un ressortissant d'Azerbaïdjan. 

Les nationalistes “progressistes” et anti-Kremlin tels qu’Alexey Navalny [russe] et Egor Holmogorov [russe] ont utilisé les émeutes comme tremplin pour réclamer la mise en place d'un régime restrictif pour les visas avec les pays sud-caucasiens et d'Asie Centrale. Les blogueurs pro-Kremlin, à l'instar de Stanislav Apetyan [russe], ont  pour leur part attribué ces violences aux tensions religieuses et à l'incompétence des forces de l'ordre. La seule voix absente du débat public est celle des “personnes d'apparence non-slave”, une notion vague désignant les millions de personnes des minorités ethniques de Russie, à la fois les immigrés issus de l'ex-URSS et ceux issus des enclaves internes du Caucase du Nord. C'est peut-être pour ces gens que les enjeux du dialogue en cours sont les plus importants, et certains d'entre eux s'expriment sur la toile. 

Par exemple, un blogueur d'Azerbaïdjan vivant à Bakou, lon43, s'est interrogé [russe] sur la raison pour laquelle les ressortissants du Caucase et d'Asie Centrale en Ukraine et dans les pays baltes n'avaient pas occasionné de telles tensions. Pour lui, la raison en est que les désordres ont été cyniquement attisés pour servir un large éventail d'intérêts nationaux et extérieurs : redéfinir les zones d'influence criminelles de Moscou et pousser les récalcitrants parmi les pays de l'ancien bloc soviétique à adhérer à une union douanière avec la Russie. 

D'autres Azerbaïdjanais se sont montrés plus critiques envers eux-mêmes. Tair Aliev, un chirurgien esthétique de 53 ans, qui a quitté Bakou pour Moscou à l'âge de neuf ans, s'est exprimé par écrit sur la forte incompatibilité de certains de ses compatriotes avec la vie en Russie, et a soutenu que la situation serait déjà devenue critique il y a des années sans la nature “hospitalière, tolérante et nonchalante” des Russes. Dans un billet intitulé “Qui nous empêche de mener une vie normale?” [russe], Tair Aliev constate à quel point la vision qu'il avait de Bakou étant enfant, celle d'une ville culturellement riche et cosmopolite, avait été gâchée par les Azerbaïdjanais qu'il a effectivement rencontrés lors de la disparition de l'Union Soviétique:

Они плохо воспитаны, плохо говорят по русски, многие неопрятны и имеют вид дикарей. Поэтому ещё тогда, в середине 90-х, я стал опасаться, что по национальному признаку буду ассоциироваться с ними

Ils manquent d'éducation, parlent mal le russe, et nombre d'entre eux sont débraillés et ressemblent à des sauvages. C'est pour cette raison que même au milieu des années 90, j'ai commencé à craindre que l'on m'associe à eux en raison de mes origines. 

Le point de vue de Tair Aliev reste largement marginal parmi les minorités russes. Nazim Kalcha, originaire du Kirghizistan et installé à Moscou, constate avec ironie [russe] que les personnes originaires d'Asie Centrale semblent être systématiquement prises pour cibles en réaction aux meurtres de Russes “de souche” commis par les Caucasiens du Nord et du Sud. Dans un texte publié sur le portail d'information en ligne d'Asie Centrale Fergana News, Nazim Kalcha soutient que l'hostilité des Russes n'est qu'une simple projection :

Раздраженному, обманутому и обозленному народу нужен четкий и конкретный враг, с резкими контурами, чтобы выделялся, контрастировал с основной массой. Может, нос побольше, или глаза поуже, для верности еще, чтобы по-русски ни бельмеса, а если и бельмеса, то самую малость.

Les gens énervés, trompés et irrités ont besoin d'un ennemi concret et clairement identifié, aux contours nets, quelqu'un qui contraste fortement avec la masse. Les nez sont peut-être légèrement plus gros, ou les yeux légèrement plus étroits, et pour parfaire le tableau, quelqu'un qui ne parle pas un mot de russe, ou alors juste un peu. 

Les émeutes de Biriouliovo ont été longuement discutées [russe] dans la section dédiée aux commentaires du site d'information ouzbek indépendant UZNews.net [anglais], où de nombreuses personnes se sont montrées furieuses du traitement réservé aux immigrés en Russie. Un visiteur, “hank,” s'exprimant en russe translittéré, en voit la cause dans l'échec de l'Union Soviétique à appliquer une politique efficace des nationalités, faisant une sorte de référence confuse aux Etats-Unis en tant que contre-exemple :

Posmotrite na Ameriku – kakie tam nacionalnosti?? pravilno – vse amerikanci. tak oni reshali razom vse nacionalnie voprosi.Uchites! A v SSSR vsyu dorogu -70 let mi imeli russkiy nacionalniy imperializm.

Regardez les Etats-Unis. Quelles sont les nationalités qui existent là-bas ? C'est exact, ils sont tous Américains. C'est comme ça qu'ils ont résolu d'un seul coup tous les problèmes relatifs à la nationalité. Tirez-en des leçons ! Mais en URSS, pendant ces 70 longues années, nous avons subi l'impérialisme des Russes de souche. 

Un autre visiteur, “Non-Russian” [Non-Russe], opère un retournement de situation sarcastique à propos du régime proposé sur les visas:

Был бы я главой Средней Азии, с Россией отменил бы без визовый режим. Раз народ без работы, пусть лучше едут в ту же Турцию или Корею (там сотни тысяч узбеков трудятся мирно и спокойно, на порядок лучше России и никто никого не гонит не то что бы убивать). Пусть Россияне сами свои улицы подметают, посмотрим смогут ли ваши алкоголики нормально работать.

Si j'étais à la tête de l'Asie Centrale, je supprimerais le régime de libre-circulation avec la Russie. Les chômeurs sont mieux lotis en Turquie ou en Corée (il y a des centaines de milliers d'Ouzbeks qui travaillent là-bas en paix, bien mieux qu'en Russie, et personne ne les persécute , et encore moins ne les tue). Que les Russes balaient leurs rues eux-mêmes, et voyons si vos alcooliques sont capables de travailler correctement.

"Let them sweep their own streets", despite populist nationalism, Russia is heavily dependent on migrant labor.

“Que les Russes balaient leurs rues eux-mêmes” – en dépit du nationalisme des populistes, la Russie est fortement dépendante du travail des immigrés. Photo CC2.0 Cea [anglais]

Indépendamment de ces sentiments, l'Asie Centrale et le Caucase sont extrêmement dépendants de la Russie pour l'emploi et les envois d'argent. Près de la moitié du PIB du Tadjikistan dépend de versements depuis la Russie. Parallèlement, l'économie russe est dépendante de ce vivier de travailleurs immigrés. Tandis que l'économie et l'Histoire continuent de lier entre eux les Russes, les Ouzbeks, les Tadjiks, les Daguestanais et les Azerbaïdjanais, l'immobilisme du pouvoir face à la montée du nationalisme signifie que les relations inter-ethniques continueront à se dégrader. 

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