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Tour de vis loyaliste pour l'agence de presse publique russe

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Vladimir Putin upgrades his media support with a reshuffling that favors Kremlin loyalists. Image mixed by Kevin Rothrock.

Vladimir Poutine actualise son bras médiatique par un remaniement en faveur des loyalistes du Kremlin. Photo-montage de Kevin Rothrock.

Ria Novosti, une des agences d'information internationale les plus importantes et célèbres de Russie, ne passera pas l'hiver. Lundi 9 décembre, le personnel de cette institution publique a eu la surprise de découvrir un oukase présidentiel tout frais de “dissolution”. Encore plus surprenant, la nouvelle n'a pas seulement cueilli à froid les journalistes et l'encadrement, mais aussi la directrice de l'agence, Svetlana Mironiouk. On a vu des images [1] [en russe] en ligne de Mme Mironiouk délivrant la nouvelle inattendue à ses collaborateurs. Visiblement secouée, elle semble ravaler ses larmes en remerciant ses effectifs de leur travail pendant ces longues années. 

Le pouvoir entend réorganiser RIA Novosti en “Rossiya Segodnya.” Si cette dénomination se traduit par “Russie Aujourd'hui (Russia Today, RT selon l'acronyme en anglais),” l'institution n'aura rien à voir avec RT, la télévision en langue anglaise de la Russie [2], titulaire originelle du nom. Le chef de l'administration de Poutine, Sergueï Ivanov, a expliqué [3] [anglais] que “la Russie poursuit une politique indépendante et défend fermement ses intérêts nationaux. Il n'est pas facile d'expliquer cela au monde, mais nous pouvons et devons le faire.” 

La nouvelle de la “réorganisation” d'une entreprise étatique de médias a suffi pour que les libéraux crient à un rapt du Kremlin. L'annonce que Rossiya Segodnya serait dirigée par Dmitri Kisseliov, un présentateur thuriféraire du Kremlin et adepte des théories anti-occidentales du complot, n'a pu que confirmer leurs pires craintes. Kisseliov vient tout juste de faire les grands titres [4] [anglais] à l'ouest en affirmant que le libéralisme suédois a conduit à une banalisation des rapports sexuels parmi les enfants de neuf ans de ce pays nordique. Kisseliov s'est aussi attiré le courroux du mouvement actuel de contestation “Euromaidan” en Ukraine pour son parti-pris ressenti en faveur du gouvernement ukrainien. Un journaliste de sa chaîne de télévision “Rossiya 1″ a été récemment couronné d'un “Oscar” en direct à la télévision russe [5] [russe]. Motif : “Pour votre chaîne et pour Dmitri Kisseliov. Pour ses mensonges et ses inepties.”

Partisans comme opposants de la liquidation de RIA Novosti semblent voir dans la fin de l'agence une manière de juguler ses critiques croissantes à l'égard du pouvoir. Comme le nationaliste russe Mikhail Golovanov [6] [russe] l’expliquait [7] [russe] prosaïquement à son ami, le lobbyiste de premier plan [8] [anglais] Evgueny Minchenko, sur Facebook :

…такие вот непростительные вещи: “Скандал идеологическими «закладками», размещаемыми редакторами РИА в англоязычных текстах, ориентированных на западную аудиторию. Так фраза «The case is widely viewed as a political vendetta by Russia's powerful Prime Minister Vladimir Putin» («…широко рассматривается как политическая вендетта Владимира Путина»), была интегрирована во все статьи с упоминанием дела Ходорковского. В русскоязычных версиях текстов фраза отсутствовала”.

…L'impardonnable : le scandale des “signets” idéologiques, placés par les rédacteurs de RIA dans les textes en anglais destinés au lectorat occidental. La phrase “The case is widely viewed as a political vendetta by Russia's powerful Prime Minister Vladimir Putin [Le procès est largement interprété comme une vendetta politique du puissant Premier Ministre Vladimir Poutine”… a été intégrée dans tous les articles mentionnant l'affaire Khodorkovski. Dans les versions russes, la phrase était absente.

D'autres se sont davantage alarmés de ce développement. Dans un billet de blog [9] [russe] pour le site libéral Ekho Moskvy, Mikhaïl Solomatine voit dans la liquidation de RIA Novosti le signe d'une nouvelle relation entre les média et l'Etat.

Закрытие РИА “Новости” и передача нового агентства в руки телеведущего Дмитрия Киселева – показательное событие для нового государственного курса, согласно которому государственные СМИ должны обслуживать исключительно интересы правящей элиты без какой-либо оглядки на объективизм. Если прежде для государственных СМИ, во всяком случае для информагентств, достаточно было сохранять лояльность государству, то теперь у них вовсе отнимают функцию информирования, а велят заниматься пропагандой и только ей.

La fermeture de RIA Novosti et la remise de la nouvelle agence entre les mains du présentateur de télévision Dmitri Kisseliov est un événement exemplaire du nouveau cours de l'Etat, conformément auquel les média publics doivent servir exclusivement les intérêts de l'élite dirigeante sans le moindre égard pour l'objectivité. Si auparavant il suffisait aux médias publics, en tous cas ceux d'information, de garder leur loyauté à l'Etat, maintenant on leur a complètement ôté la fonction d'information et on leur a ordonné de s'occuper de propagande et rien d'autre.

Dire adieu à RIA Novosti n'attriste pas tout le monde. Evguenia Albats, une journaliste libérale éminente et présentatrice radio à Ekho Moskvy, a eu une appréciation plus drôle [10] [russe] sur sa page Facebook.

РИА – все-таки это поразительная история. Директор Агенства, в котором работают тысячи человек и на которое гос-во за 10 лет потратило 1 млрд рублей , из СМИ узнает, что компания ликвидирована. Это зачем так?

RIA est pourtant une histoire singulière. Le directeur d'une agence où travaillent des milliers de personnes et dans laquelle l'Etat a dépensé en 10 ans un milliard de roubles, découvre dans les médias que sa société est liquidée. Et pour quelle raison ?

Un commentaire a souligné une légère erreur de Mme Albats. Ce n'est pas en roubles, mais en dollars que se compte le milliard qu'a coûté RIA Novosti à l'Etat. La critique d'Albats envers Mironiouk pâlit à côté de celle de l'ex-députée à la Douma et militante de gauche Daria Mitina, consternée que Kisseliov ait été nommé à la tête de Rossiya Segodnya mais qui concède [11] [russe] certaines failles dans le travail de RIA :

РИА в последние годы было огромным, неповоротливым, растерявшим последние остатки профессионализма, крайне неэффективным баблососущим механизмом со странным руководством во главе.

RIA était dans les dernières années une machine énorme, lourde, dépourvue des derniers restes de professionnalisme, inefficace au dernier degré et suceuse de fric, avec une administration bizarre à sa tête.

On ignore quelle forme exacte prendra la nouvelle “Rossiya Segodnya”. Les perspectives économiques de la Russie ne sont plus aussi brillantes qu'il y a quelques années, lorsque le jugement général était que le pays était plus ou moins sorti indemne de la crise financière mondiale. Le lendemain même de l'annonce par le Kremlin de la liquidation, le FMI baissait les prévisions de croissance de la Russie [12] [anglais] pour 2014. Le Kremlin ne se réjouissait probablement pas de financer une agence d'information d'Etat critique à l'époque où il nageait dans les recettes des hydrocarbures. L'argent devenu plus rare et les désaccords toujours plus suspects, même un aussi fidèle que Kisseliov pourrait se retrouver diriger un organisme beaucoup plus réduit que celui de Mironiouk.