L'argent ne fait pas le bonheur :Taïwan ouvre la porte aux entreprises chinoises

Protest against the Service Trade Agreement in July, 2013. Figure from the coolloud.org. CC: NC.

Une manifestation contre l'Accord sur le Commerce des Services, juillet 2013. Photo de coolloud.org. CC: NC.

[Sauf indication contraire, les liens dirigent vers des pages en chinois]

Les gouvernements taïwanais et chinois ont conclu un certain nombre d'accords bilatéraux de coopération économique depuis 2010, dont le dernier, l'Accord Inter-Détroit sur le Commerce des Services, a été signé en juin 2013. Les négociations entre les deux gouvernements se sont tenues à huis-clos et beaucoup se plaignent des facilités données au continent à l'entrée de capitaux, une menace pour la culture taïwanaise, la liberté d'expression et la sécurité nationale, même si la Chine représente un gigantesque marché pour le monde des affaires taïwanais.

En réponse à ces préoccupations, le groupe civique Democratic Front Against Cross-Strait Trade in Services Agreement (Front démocratique contre l'Accord inter-détroit sur le commerce des services) a mené plusieurs manifestations et convaincu le parlement d'organiser une consultation publique sur le dernier accord signé, sur le Commerce des Services en juin 2013.

La consultation publique a débuté au Parlement en novembre 2013. A ce jour, plus de 14 réunions ont eu lieu et on attend la participation d'autres personnes liées au secteur des services. Cette discussion ouverte a permis au public de prendre conscience des conséquences politiques de la coopération économique. Il est vrai que beaucoup ont repris la discussion sur leurs blogs et sites personnels.

Un accord déséquilibré

En relisant les conditions du dernier accord signé entre Taïwan et la Chine, le professeur Show-Ling Jang qui enseigne l'économie à l'Université Nationale Taïwanaise fait remarquer [pdf] qu'il y a une énorme différence d'échelle entre les économies de chaque pays et que les conditions de l'accord comportent des ‘règles secrètes’. L'accord n'est donc ni juste ni équitable.

中國還有各式各樣的潛規則,讓外國競爭對手無法在中國公平競爭。例如服貿協議明定中國人須擁有股權,未來勢將強迫我國企業進行技術轉移,將智慧財產權交給中國合夥人。

Il y a des tonnes de règles secrètes en Chine et les concurrents ne peuvent pas jouer à armes égales. Par exemple, dans l'Accord sur le Commerce des Services, les [investisseurs étrangers] devront conclure des partenariats et partager leurs avoirs avec leurs partenaires d'affaire sur le continent. De telles dispositions vont obliger nos sociétés à transférer leur technologie et leur propriété intellectuelle à leurs partenaires chinois.

此外,中資來台並非單純商業考量,還夾雜政治戰略目的,我方竟開放攸關國家安全的服務業(如通訊服務業、交通運輸業等), 十分離譜!

Par ailleurs, le capital chinois n'est pas purement commercial quand il entre à Taïwan. Il y a des considérations politiques et stratégiques. Il est scandaleux que le gouvernement taïwanais ait choisi d'ouvrir des services qui touchent à la sécurité nationale, comme les services de communication et de transport [au capital et à l'investissement chinois].

Political satire of the "black box" agreements signed between Taiwan and China governments by etblue

Dessin humoristique sur les accords à huis-clos signés entre les gouvernements taïwanais et chinois, par etblue

La pratique de la censure freine la liberté de parole

Le caractère autoritaire du gouvernement chinois et sa censure de l'expression écrite inquiètent les industries de l'édition de Taïwan. Lors de la consultation publique, de nombreux éditeurs et libraires ont pensé que l'accord finirait par porter atteinte à la liberté d'expression à Taïwan. Par exemple, le propriétaire d'une petite librairie, Shiao-Shiao, fait remarquer que conformément à l'accord, à moins de se soumettre à la censure chinoise, les éditeurs ne verront jamais leurs livres distribués sur le continent chinois :

中國政府對於出版管制嚴格,中國的出版業由國營企業掌握,少數小型出版者也要向國營企業買「書號」,中國不可能開放台灣出版業者進入中國市場。政府在政策上有利財團化經營模式,將影響現行多元的文化環境。

Le gouvernement chinois a un contrôle très strict sur les publications puisque les maisons d'édition chinoises sont toutes des entreprises publiques.  Les quelques éditeurs indépendants qui existent doivent acheter des “numéros de livres” aux entreprises publiques pour éditer leurs livres. Il n'est pas question que le gouvernement chinois autorise les éditeurs taïwanais à pénétrer en Chine. Tandis qu'à Taïwan, la politique du gouvernement favorisant les grosses maisons d'édition, [si l'industrie de l'édition s'ouvre au capital chinois] la diversité culturelle de Taïwan en souffrira.

En fait, comme le dit le metteur en scène de cinéma Hong-Hong, en pénétrant sur le continent chinois, les industries culturelles de Taïwan se sont mises à autocensurer leur travail :

中國並不是自由民主國家。近年來台灣的文化業進入中國之後,已經出現言論自我審查的現象。

La Chine n'est pas un pays libre et démocratique. Ces dernières années, beaucoup de Taïwanais qui travaillent dans les industries liées à la culture ont pénétré le marché chinois, et on constate qu'elles se sont mises à autocensurer leur travail.

Fu-Yi Chou, le Directeur Général de la Fondation Culturelle et du Musée de Laiho, fait une suggestion sur la possibilité d'une dérogation à l'accord pour les industries culturelles:

「文化例外」已成為世界共識:二○○五年,在法國、加拿大主導下,聯合國教科文組織UNESCO通過「文化多樣性公約」。「文化例外」早已是國際周知的事,為何我們的政府完全置之不理?為何文化部也完全沒聲音?那麼又何必談文化立國、文化興國?

“L'exception culturelle” est devenue un consensus international. La France et le Canada ont mené un débat à l'UNESCO et passé la Convention sur la Protection et la Promotion de la Diversité des Expressions Culturelles [fr] en 2005. Alors que “l'exception culturelle” s'applique dans le monde entier, pourquoi notre gouvernement l'ignore-t-il ? Pourquoi le Ministre de la Culture n'en a-t-il pas dit un mot ? Dans ces conditions comment peut-on parler d'une nation qui s'appuie sur sa culture ?

Motivation politique et menaces sécuritaires passent par le commerce

En vérité, les relations entre les affaires et le gouvernement en Chine continentale chinois sont si proches que bien souvent les activités économiques sont intimement liées aux objectifs politiques. Yu-Tsang, ingénieur et blogueur, a suivi les échanges lors de la consultation et exprime sur son blog ses préoccupations quant aux intentions politiques des investisseurs chinois à Taïwan :

如果中國政府考慮到政治利益,對中國企業進行大規模補助,其實還是有可能會有大批中資企業為了政治目的進攻台灣。因此如何避免來自中國政府的補助?這將會是服貿協議很重要的一點。

Si l'on prend en compte les considérations politiques, le gouvernement chinois peut parfaitement subventionner ses entreprises pour investir à Taïwan. En fait, il est fort possible que le principal objectif des entreprises chinoises en s'installant à Taïwan soit politique. Il est donc très important d'éviter des subventions politiques dans nos discussions sur l'Accord du Commerce des Services avec la Chine.

Certains s'inquiètent même du fait que la vie privée et la sécurité nationale puissent être menacées quand les entreprises chinoises pénètreront le marché de l'industrie de l'internet. Le Professeur Ying-Dar Lin de l'Université Nationale de Chiao-Tung avertit le gouvernement taïwanais :

可能會發生設備業者透過後門, 在服務業者不知情的情況下盜取用戶通聯與監聽特定用戶通訊.

Il est possible [pour les agences de renseignements] de créer un accès dérobé aux réseaux qui contourne les fournisseurs d'accès internet pour voler les données des utilisateurs et surveiller les communications d'utilisateurs ciblés.

Spéculations politiques mises à part, l'économie taïwanaise repose principalement sur des petites et moyennes entreprises alors que la contrepartie sur le continent est composée de très grosses entreprises nationales. La différence d'échelle économique rend impossible un jeu à armes égales. Le professeur Show-Ling Jang explique:

我國服務業約有93.5萬家,非知識密集型服務業就占86%;且相較美、日平均每家企業員工15人及8.6人,我國只有4.2人,顯示台灣服務業大都是微型企業。

台灣與中國的語言共通、距離又近,經濟規模及勞動條件卻相差甚大,面臨中國龐大資金、低成本的競爭,將對我國的整體就業市場、薪資所得帶來不利影響……

A Taïwan le secteur des services est composé de 935.000 entreprises. 86 % fournissent des services qui ne demandent pas de qualifications importantes et emploient en moyenne 4,2 personnes. Comparé aux Etats Unis (15 personnes) et au Japon (8,6 personnes), nos entreprises sont très petites.

Les Taïwanais et les Chinois parlent la même langue, et nous sommes proches géologiquement. Cependant, la taille de nos économies et nos conditions de travail respectives sont très différentes. Le gigantesque flux financier et le faible coût du travail en Chine auront un effet négatif sur notre marché du travail et sur la structure des revenus du travail.

Une porte de sortie pour l'immigration

Du fait que l'accord autorise les entreprises chinoises à envoyer à l'étranger certains personnels proportionnellement à leur investissement, certains craignent que cela ne crée une porte de sortie pour l'immigration du continent chinois vers Taïwan. Le Professeur Show-Ling Jang explique que l'accord pourra servir de canal de migration :

法規明定中國企業投資台灣只要二十萬美元以上,即可申請二人來台,且每增加投資五十萬美元,則可申請增加一人,最多不得超過七人。跟各國的技術移民限制相較,台灣的限制明顯寬鬆。[…]由於無專長限制,加以總居留期間無上限,將成變相移民管道。

Selon cet accord, une entreprise chinoise peut envoyer deux personnes à Taïwan si son investissement atteint 200.000 US$, et elle peut envoyer 7 personnes supplémentaires à Taïwan pour un investissement de 500.000 US$ par personne. Comparée à celle de l'immigration qualifiée dans d'autres pays, la réglementation adoptée dans cet accord est très généreuse… Quand on sait qu'il n'y a aucune restriction quant à la qualification ni aucune limite de séjour, cela fonctionne de facto comme un canal de migration.

L'Accord Cadre de Coopération Economique entre Taïwan et la Chine a été signé en juin 2010 [fr], suivi par l'Accord d'Investissement Bilatéral signé en août 2012. Le dernier, l'Accord sur le Commerce des Services, a été signé en juin 2013. Selon une étude en ligne menée par un groupe civique,  Big Citizens Is Watching You, sur 61,6 % des 2.259 personnes interrogées qui ont entendu parler de l'Accord sur le Commerce des Services, plus de 97,5 % désapprouvent, 38,1 % ne connaissent pas l'accord, 0,3 % n'ont pas d'opinion et seulement 1,6 % de ceux qui le connaissent le soutiennent.

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