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Les Jeux de Sotchi et l'effervescence patriotique en Russie

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Guerre/Conflit, Histoire, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique, Sport, Jeux Olympiques Londres, RuNet Echo

 

Hans Woellke (left) and Julia Lipnitskaia (right) compared. Ashley Wagner's reaction-face meme responds. (Images mixed by Kevin Rothrock.)

L'athlète allemand Hans Woellke (à gauche) et la Russe Julia Lipnitskaia (à droite) mis en regard. En dessous, le mème de la patineuse américaine Ashley Wagner répond à l'un et l'autre. (Montage par Kevin Rothrock.)

(Sauf mention contraire, les liens renvoient vers des contenus en russe.)

L'Union Soviétique a beau avoir vaincu Hitler, il n'en demeure pas moins que la lutte de la Russie contemporaine contre le fascisme se poursuit. Rien que ce dernier mois, les autorités russes ont ressorti leur combat contre “la réhabilitation du nazisme” comme alibi [1] pour s'attaquer à trois médias.

En janvier dernier [2014], la seule chaine de télévision russe indépendante s'est attiré des ennuis lors de la diffusion d'un sondage à l'écran, demandant aux télespectateurs si l'URSS aurait pu sauver davantage de vies si Leningrad avait été abandonnée aux mains des Allemands [le siège de Leningrad, commencé en 1941, durant plus de 2 ans, marque l'entrée de l'URSS dans la seconde guerre mondiale]. Le 7 février 2014, un sénateur russe a exigé [2] que les autorités suspendent temporairement la diffusion de [la chaine américaine] CNN, après que cette dernière ait publié un article sur son site (plus tard supprimé [3] [en anglais] dans laquelle le Mémorial de la seconde guerre mondiale de la forteresse de Brest, en Biélorussie, a été jugé “l'un des plus laids monuments au monde”.

Plus récemment, l'Echo de Moscou, première radio libérale russe et relais majeur pour les contenus en ligne de divers courants d'opposition par ses blogs, a eu du fil à retordre lorsque le satiriste Victor Shenderovich (plus connu pour avoir créé un programme de marionnettes politiques à l'écran dans les années 1990) a publié un article [4] polémique sur son blog concernant la politique de la Russie, organisatrice des Jeux Olympiques d'hiver.

Intervenant à la Chambre du parlement [le lundi 11 janvier], Vladimir Vasilyev [5], le vice-président de la Douma, a exigé que la radio l'Echo de Moscou présente ses excuses pour l'article du blog de Shenderovich. (Vasilyev n'a curieusement visé que l'Echo de Moscou, alors même que le texte était initialement publié [6] sur le site Ezhednevnyi Zhurnal, au plus faible traffic). Le rédacteur en chef, Alexey Venediktov, a été prompt à refuser [7] de présenter ses excuses, soulignant que l'article de Shenderovich n'avait jamais été évoqué sur la radio et n'apparaissait que sur le blog de l'auteur, hébergé par le site de la radio. Shenderovich s'est aussi refusé à présenter des excuses [8].

L'article en question, intitulé “La guerre olympique : Poutine et la patineuse” décrit la façon selon laquelle l'opposition libérale souffre d'une certaine “schizophrénie” pendant les Jeux, bataillant pour faire coïncider son amour des réalisations de la Russie historique (Tolstoï, le constructivisme, etc.) et l'exploitation manifeste de ces exploits par Poutine pour renforcer sa popularité. Le point saillant de l'article réside dans la comparaison de Shenderovich entre la performance de la patineuse de 15 ans Julia Lipnitskaia [9] [en français] cette semaine [du 9 février 2014] et le triomphe de [l'athlète allemand] Hans Woellke [10] au lancer de poids masculin au Jeux Olympiques d'été à Berlin en 1936. “Il y a quand même quelque chose qui nous empêche de nous réjouir pleinement de la victoire sportive [de Woellke]” ajoute Shenderovich, très vigilant sur la nature de la fierté chez les athlètes olympiques dans un Etat autoritaire.

Évidemment, bien des éléments empêchent de célébrer la réussite sportive de Woellke (qui a servi, en temps de guerre, comme capitaine dans la Waffen SS, et dont l'assassinat a précipité le massacre de tout un village [11] [en français], Khatyn, en Biélorussie en 1943), mais de nombreux Russes ont été, malgré tout, mis mal à l'aise par la comparaison établie par Shenderovich. Si les internautes expérimentés n'y voient rien de plus qu'une banale validation de la loi de Godwin [12] [en français], le choix de Shenderovich de mettre en regard le nouveau trésor national de la Russie – une charmante adolescente – avec un athlète nazi n'aurait pas tomber plus mal.

Avec les Jeux Olympiques de Sotchi, la Russie est aujourd'hui, de manière bien compréhensible, en pleine effervescence patriotique. Ainsi, quiconque s'amuse avec les récits de la Seconde Guerre mondiale – jusqu'ici, le plus grand mythe [national] unifiant la Russie – doit être très prudent. Lorsque la chaine de télévision Rain a proposé son sondage sur l'abandon de Leningrad, elle a franchi la ligne jaune. Lorsque CNN raille la forteresse de Brest, elle va trop loin. Quant à Shenderovich, il semble avoir d'autant plus pêché qu'il s'en est pris à une pauvre jeune fille, la belle Julia Lipnitskaia. Mais il est bien probable que la moindre de ces offenses serait passée pour un chahut sans importance si l'adrénaline olympique ne coulait pas ces jours-ci dans les veines du pays.