(Sauf mention contraire, les liens renvoient vers des contenus en russe.)
[Article d'origine publié en anglais le 8 février – les liens renvoient vers des pages en russe]
Ces deux dernières semaines, sept fournisseurs d'accès au câble et à la télévision satellite ont décidé d'arrêter de transmettre TV Dojd [“Pluie” en russe], seule chaîne d'information indépendante russe, réduisant ainsi son audience en Russie de plus de 10 millions de foyers à environ deux millions seulement. Le catalyseur des problèmes de TV Dojd provient d'un sondage mené en janvier par la chaîne concernant le siège de Léningrad, que les patriotes russes auto-proclamés ont interprété comme une offense les visant directement. Les flagrantes mesures de répression contre la chaîne ont suscité des vagues de colère parmi les internautes russophones, et beaucoup d'entre eux ont accusé le Kremlin d'obliger ces fournisseurs de TV par câble à ne plus transmettre TV Dojd.
Alexandre Vinokourov, directeur des investissements de TV Dojd, a déclaré lors d'une conférence de presse le 4 février 2014 que la chaîne était “absolument certaine” que les entreprises se détournant peu à peu de la chaîne l'ont fait “sous pression”. Même s'il s'est refusé à désigner nommément des responsables, Julia Ioffe du [journal] New Republic a signalé [en anglais] que le chef de cabinet de Vladimir Poutine, Alexeï Gromov, ainsi qu'un autre haut responsable, Sergueï Tchemezov, avaient téléphoné à plusieurs reprises aux opérateurs de câble et de satellite, exigeant de ces derniers qu'ils “virent” l'antenne TV Dojd de leur réseau.
Alors que les déclarations de Vinokourov du 4 février réaffirment partiellement l'impression largement partagée selon laquelle la chaîne TV Dojd serait aux prises avec la censure politique, elles semblent aussi avoir accéléré en retour un contrecoup visant la chaîne, conduisant certains blogueurs à mettre en lumière son arrière-plan financier, celui-ci relativisant sans doute l'actuel degré de persécution politique en cours.
Dans ses déclarations, Vinokourov a proposé aux opérateurs de câble et de satellite de transmettre TV Dojd gratuitement en 2014. L'analyste Tatiana Stanovaya, écrivant pour le site politcom.ru, se demande pourquoi Vinokourov tente de résoudre un problème politique avec des solutions “marketing” – publiant un peu plus tôt sur Facebook, Stanovaya en vient même à qualifier Vinokourov de “naïf”. Pour d'autres internautes, le contenu de la conférence de presse vers le “marketing” a également détourné l'attention de “la répression par le régime sanguinaire”, renvoyant vers des questions relevant du marché de la télévision et des difficultés rencontrées par la chaîne TV Dojd dans ce secteur.
D'ailleurs, pourquoi l'offre commerciale de Vinokourov n'arrive-t-elle à terme qu'à la fin de l'année 2014 ? A quoi bon s'engager auprès de TV Dojd si les opérateurs doivent ensuite négocier de nouveaux contrats, payants cette fois-ci, dès 2015 ? Stanislav Apetian, blogueur politique connu sous le nom de Politrash (célèbre pour ses liens avec les élites russes et ses attaques visant le leader de l'opposition Alexeï Navalny) a pointé ce détail, écrivant le lendemain dans LiveJournal et Facebook que les problèmes rencontrés par TV Dojd relèvent davantage de la finance que de la politique.
Prenant appui sur une étude parue dans [le magasine en ligne] Forbes.ru de juin 2013, Apetian a examiné la croissance de la chaîne depuis avril 2010, et souligne que ses problèmes avec les opérateurs de câble et de satellite sont aussi anciens que la chaîne elle-même. La question conflictuelle de savoir qui de la chaîne ou des opérateurs, comme “Tricolor”, devaient payer a déjà existé auparavant. Dès la première année d'existence de la chaîne, presqu'aucun opérateur n'a manifesté d'intérêt pour transmettre le contenu de TV Dojd, sauf lorsque celle-ci a accepté de payer son accès au réseau. Le plus important opérateur de câble de Moscou, Akado, n'a transmis la chaîne qu'une semaine en 2010 puis en a arrêté la diffusion aussitôt. Quelques mois plus tard, l'entreprise satellite NTV+ a accepté de diffuser TV Dojd, mais seulement après que Sindeeva [Natalia Sindeeva, fondatrice et directrice de TV Dojd] sollicite Natalia Timakova, une amie proche se trouvant être l'attachée de presse de Dmitri Medvedev, le président alors en exercice.
Fin 2011 et début 2012, Vinokourov, dont la fortune personnelle finance TV Dojd, a cherché activement d'autres investisseurs suceptibles de partager la charge (et les éventuels bénéfices futurs) pour maintenir la gestion de la chaîne. Il a de tenté de persuader Mikhail Prokhorov et Alisher Ousmanov, deux des hommes les plus riches de Russie, chacun ayant des liens étroits avec le Kremlin. Mais Vinokourov n'est parvenu à un accord avec aucun des deux, expliquant à Forbes.ru que leur offre d'investissement respective dans TV Dojd était décevante. L'échec d'un rapprochement entre la chaîne et un grand groupe tel que Prokhorov ou Ousmanov va alors coûter cher à TV Dojd. Il semblerait que Vinokourov et Sindeeva aient alors “misé sur le mauvais cheval” en plaçant leurs espoirs dans le président Medvedev.
Pour autant, dès le début, la loyauté envers Medvedev n'allait pas de soi. Fin mars 2011, Sindeeva a supprimé le programme le plus célèbre de la chaîne, intitulé “Poète et citoyen“, indiquant que les paroles d'une chanson de l'émission visant Medvedev se montraient trop critiques. Après avoir publié un billet sur Facebook expliquant les raisons de la censure, Sindeeva est même apparue en direct sur TV Dojd pour défendre cette décision.
TV Dojd est souvent décrite comme le produit du dégel politique qui a eu lieu en Russie sous le seul mandat du président Medveded, entre 2008 et 2012. Alors que l'impression dominante suggère que TV Dojd s'est épanouie spontanément, Apetian précise que la chaîne n'est parvenue à attirer une couverture médiatique sérieuse sur le câble ou le satellite qu'après avril 2011, quand le président Medvedev, moins d'un mois après le scandale des paroles de “Poète et citoyen”, s'est rendu en personne pour visiter les bureaux de la chaîne dans le centre de Moscou. Dans les semaines qui ont suivi la visite de Medvedev, Akado diffusait TV Dojd à nouveau, s'acquittant même de droits à hauteur de 28 dollars “symboliques” par mois. Peu après, jusqu'à treize opérateurs la transmettaient dans tout le pays, s'accommodant soudainement du refus de TV Dojd de leur payer quoi que ce soit.
De nombreux opérateurs de câble et satellite prennent dorénavant leurs distances à l'égard de TV Dojd. Certains profitent de l'occasion pour prendre en marche le train de l'indignation morale, accusant la chaîne pour son faux pas concernant le siège de Léningrad, tandis que d'autres pointent du doigt les activités financières. Les cols blancs dirigeant les câbles et les satellites en Russie ont saisi l'occasion de se débarrasser de TV Dojd. Cette opportunité se présente en raison de l'hostilité grandissante des apparatchiks russes et du déclin de l'influence politique de Medvedev. Mais si quelques fanfaronnades à la Douma et quelques coups de téléphones colériques d'un ancien exportateur d'armes suffisent à faire vaciller un secteur tout entier, n'est-ce pas parce que ce même secteur n'attendait q'une seule chose : se débarrasser de TV Dojd ?
C'est la question posée par Anton Orekh, expert [à la radio] Echo de Moscou, qui dans son billet du 4 février sur son blog, explique que les opérateurs de câble et satellite, en laissant tomber TV Dojd, risquent de tuer deux oiseaux avec une seule pierre, rassurant les conservateurs de l'establishment russe et mettant sur la touche un producteur de contenu gênant dont ils n'ont d'emblée jamais voulu.
Les actuels développements de TV Dojd suggèrent que son succès relatif était davantage dû à une protection politique (aujourd'hui révolue) qu'au sens des affaires. La chaîne a perdu son mécène [Vinokourov] avant d'atteindre l'étape de consolidation de son indépendance. Les hommes politiques et les hommes d'affaires semblent aujourd'hui déterminés à la voir s'évanouir et disparaître. Et cela pourrait bien se produire, et bientôt.
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