Ce qui se passe actuellement dans les médias russes n'incite guère à l'optimisme. Il suffit de lire “l'Echo de RuNet” pour savoir que TV Dojd (pluie), la seule chaîne indépendante de Russie, fait l'objet d'attaques et que la radio la plus écoutée du pays, “l'Echo de Moscou”, est menacée de poursuites – comme le célèbre blogueur politique Alexeï Navalny. Tout cela pour un article ou une émission jugés politiquement incorrects et antipatriotiques par les médias conservateurs. TV Dojd a organisé un sondage [en anglais] demandant aux spectateurs s'il n'aurait pas mieux valu que Léningrad se rende aux nazis durant la Seconde Guerre mondiale pour éviter le blocus de la ville ; “l'Echo de Moscou” a diffusé une contribution de Viktor Chenderovitch comparant sous certains aspects les Jeux de Sotchi avec ceux de Berlin en 1936; quant à Navalny, il a fait une blague cryptée [en anglais] après le meurtre d'un juge en Ukraine, insinuant que ça pourrait bien arriver à des juges russes.
Les Russes peuvent en effet débattre du côté politiquement correct ou non des choix de TV Dojd, Chenderovitch ou Navalny, mais la popularité de la chaîne et de ces deux politiques ne fait aucun doute. Comme dans la Russie actuelle l'idée d'une chasse aux sorcières contre les “traîtres” ne tient pas debout, le choix de ces cibles obéit forcément à une certaine logique.
La semaine dernière, cette logique s'est trouvée mise à mal quand la télé russe et le journaliste de radio Vladimir Soloviev ont consacré toute une émission à disséquer et dénoncer les tweets de soutien à Maïdan d'un groupe d'étudiants de l'Ecole supérieure de commerce de Moscou. (Vous pouvez lire ici le compte rendu détaillé de Soultan Souleïmanov). Soloviev a villipendé en priorité une certaine Ioulia Arkhipova, qu'il a accusée (par contumace) d'être une fervente supportrice des homosexuels.
Il semble que Soloviev ait eu connaissance de l'existence de Ioulia Arkhipova grâce à Vitali Milonov, conseiller municipal de Saint-Pétersbourg tristement célèbre depuis son décret de 2011 interdisant la “propagande homosexuelle”. Milonov “s'est occupé” du cas Arkhipova à la veille de l'émission de Soloviev, raillant sa sollicitude envers les blessés du Maïdan, une sollicitude “déplacée” qui montre bien, selon lui, où mène l'enseignement supérieur russe. Quand, plus tard, Arkhipova a tourné Soloviev en ridicule, dans un tweet disant qu'elle avait revêtu “tout exprès pour lui” l'habit traditionnel ukrainien et mis son passeport russe dans sa poche, celui-ci a répondu qu'”une âme vile le reste”, en costume traditionnel ou sans.
Pourquoi, pour quelques tweets sur l'Ukraine, Soloviev s'en prend-il à un groupe d'étudiants qu'il ne connaît pas ? Ioulia Arkhipova soupçonne un journaliste pro-Kremlin qui commence à se faire un nom – par ses attaques contre l'opposition russe qui choquent régulièrement la société libérale -, Dimitri Kisseliev, d'avoir mis la barre plus haut dans les médias russes en matière d'allégeance au pouvoir. Si Soloviev est connu de longue date comme polémiste pro-Poutine, ses sorties semblent bien pâles comparées à celles de Kisseliev ; et quant à Milonov, c'est carrément Harvey Milk à côté, surtout depuis(qu'il s'est emporté en 2012 à la télévision d'Etat au point de vouloir faire brûler le coeur de gays disparus dans un accident de voiture.
La surenchère de Soloviev s'attaquant à des jeunes twitteurs dissimulait sa cible réelle : cette grande école de commerce que Milonov décrit comme un “nid de libéraux”. En d'autres termes, les réactionnaires russes conservent tout de même une certaine logique.
Pendant ce temps, l'école, elle, tâchait de rester au-dessus de la mêlée. Le 21 février, dans ce post sur sa page Facebook elle décidait de traiter comme une “provocation” les attaques de Soloviev. Le post était illustré par une photo de Mark Twain, avec cette citation: “Ne discutez jamais avec les imbéciles. Ce serait descendre à leur niveau, où ils vous écraseraient de leur compétence.”
1 commentaire