Cet article, de Rafael Luis Azevedo, a d'abord été publié sur le site de l'Agência Pública. II sera, ici, proposé en deux parties, dont voici la première. Sauf mention contraire, tous les liens mènent à des pages en portugais.
À partir du12 juin, le jour de l'ouverture de la Coupe du Monde, Global Voices entame une séries de textes sur les villes brésiliennes, montrant ainsi ce qui n'apparaitra sans doute pas au cours des 90 minutes de football sur les télévisions du monde entier.
C'est comme si Fortunato da Silva vivait sur une autre planète. Lorsqu'il voit le maillot de la seleção brésilienne, il se montre complètement indifférent. Pour lui, c'est “juste un bout de chiffon”. Sa totale ignorance du maillot le plus connu du football mondial s'explique facilement. L'agriculteur n'a jamais eu l'électricité à la maison. Il n'a pas le choix, il est à bonne distance de tout ce qui entoure la Coupe du Monde, le plus grand évènement planétaire, qui va se dérouler en partie à Fortaleza, à 450 kilomètres de là.
Le quotidien de Fortunato, qui vit à Serra da Estrela, un petit village situé dans la commune de Saboeiro, dans le sertão du Ceará, ressemble en tous points à celle d'au moins 242.000 familles brésiliennes dépourvues d'accès à l'électricité (correspondant à 960.000 personnes, selon le Ministères des Mines et de l'Energie). Cette frange de la population, éparpillée sur tout le territoire, ne participera que de loin et très difficilement à la Coupe du Monde la plus chère de l'histoire, avec un budget officiel prévu de 25,7 milliards de reais [quelques 11 milliards et demi d'Euros], selon le Portail de la Transparence.
Entrer dans les stades restera le privilège de quelques-uns. Mais, pour Fortunato et ses voisins, il ne sera même pas possible de voir les matchs à la télé. Parmi les 184 communes du Ceará, Saboeiro est celle qui détient le record du taux le plus élevé en terme de population sans énergie électrique. En tout, 8,9% des habitants de la région ne savent pas de quoi il s'agit. C'est un taux très élevé, si l'on prend en compte le fait que 1% de la population totale de l'Etat se trouve dans la même situation.
Beber água gelada é luxo. A gente se contentaria com muito menos
Boire de l'eau glacée est un luxe. On se contenterait de beaucoup moins.
Boire de l'eau glacée ou se rafraîchir grâce à la brise d'un ventilateur sont des plaisirs simples qui leur sont totalement inconnus. Le Cearense de 45 ans rêve:
Na verdade, a gente se contentaria com muito menos, como ter condições de ligar uma bomba para puxar água da cisterna para a plantação
En fait, on se contenterait de beaucoup moins, comme par exemple pouvoir pomper l'eau de la citerne et arroser les plantations
Sans accès à l'énergie électrique, la solution réside dans l'irrigation manuelle, pis-aller qui n'a pas le même résultat. Car c'est bien des plants de maïs, de haricots et de fèves, culture communes à tous les agriculteurs de la région, qu'ils tirent leur pain quotidien.
Tout autre nourriture, qui ne soit disponible quotidiennement, comme le poulet, le poisson ou la viande rouge, doit être consommée le même jour, puisqu'il n'y a pas de frigo.
Se a gente mata um carneiro, tem que chamar os vizinhos para comer junto, senão estraga
Si on tue un agneau, il faut inviter les voisins à manger parce que sinon il devient vite avarié
Pour certains, la solution est de saler la viande puis de la rincer avant de la consommer. Mais cela n'empêche pas toutes sortes d'insectes, attirés par l'odeur, d'envahir les maisons.
La famille de Fortunato est l'une des onze à vivre sur la Serra da Estrela. Pour arriver à jusqu'à cette petite communauté, il faut parcourir dix kilomètres d'une route à peine carrossable dont les six derniers sont une montée abrupte uniquement accessible à moto. Et encore, s'il ne pleut pas trop.
Nossa vida já foi muito pior. Imagine quando não havia moto: subir com carga, só no lombo de jumento.
Notre vie a déjà été bien pire. Imaginez quand il n'y avait pas de moto : monter chargé, c'était uniquement à dos de mulet.
En plus des motos, qui se sont répandues dans toute les zones rurales du Nordeste, une autre nouveauté à adouci les souffrances de la communauté: la Bolsa Família [Fr], instituée par le gouvernement Lula en 2003. Toutes les familles de la Serra da Estrela touchent cette allocation. Dans le cas de Fortunato, il s'agit de 352 reais mensuels [116,4 Euros], à condition de laisser ses trois enfants à l'école. Ils sont inscrits à celle du district de Barrinha et doivent descendre à pied les six kilomètres qui les en séparent.
Cette allocation est une question de survie lorsqu'il n'y a aucun emploi à la ronde que dans l'agriculture de subsistance, comme l'explique Fortunato :
Sem esse dinheiro, enfrentar as dificuldades de se viver sem energia elétrica seria ainda mais difícil
Sans cet argent, affronter la difficulté de vivre sans énergie électrique serait encore plus compliqué
Un autre programme fédéral, le Luz para Todos ou “Lumière pour Tous”, a alimenté l'espoir de voir le bienfait le plus rêvé parvenir jusque dans les maisons. Mais, encore aujourd'hui, tout en est resté à l'état de désir frustré.
Elément de la politique gouvernementale voulant offrir de meilleures conditions de vie aux populations isolées, le programme Luz para Todos a tout de même acheminé des lignes à haute tension jusque dans les vallées les plus reculées du nord au sud du pays. Une de ces lignes passe littéralement au dessus des habitants de la Serra da Estrela. Installée en 2006, elle transporte l'énergie entre les communes de Jucás et Catarina. Il n'a pourtant pas été possible d'illuminer le village de Saboeiro. Comme le raconte l'agriculteur Valdir de Oliveira, 48 ans, habitant de la région :
A energia passa em cima das nossas casas, mas não pode chegar às nossas casas. Quando instalaram as torres, explicaram que a alta tensão impedia que um ramal descesse para cá
L'électricité passe au-dessus de nos maisons, mais ne peut pas arriver jusqu'à nos maisons. Quand ils ont installé les pylônes, ils nous ont expliqué qu'il était impossible, avec la haute tension, de faire descendre un raccordement jusqu'ici.
Quelle ironie, de voir la lumière passer si près et de rester, en même temps, si loin.
Já pedimos muitas vezes energia para a Coelce [Companhia Energética do Ceará], mas a desculpa é sempre a mesma.
On a déjà demandé plusieurs fois à la Coelce [Compagnie Énergétique du Ceará], mais l'excuse est toujours la même.
C'est par la Coelce que se réalise le programme Luz para Todos dans tout l'Etat et, fin 2013, elle avait pour objectif d'installer l'énergie électrique en trente emplacements de Saboeiro durant l'année 2014 – en mars, sept chantiers était terminés. Pourtant, les habitants de Serra da Estrela devront encore faire appel aux bougies et aux lampes à pétrole, à gaz ou à kérosène pendant la nuit, puisque la compagnie ne sait pas où se trouve le village, et n'est même pas en possession d'une quelconque sollicitation de service.
Depuis ses débuts, le programme a apporté l'énergie électrique à 33,1 millions de familles, pour un total de 15,1 millions de personnes, selon le Ministère des Mines et Énergie. Onze ans portant déjà déjà passés, et l'accès au service n'est toujours pas généralisé. Jusqu'à l'année 2000, 10,8% de la population du Ceará n'avait pas l'électricité, note l'institut de recherche et Stratégie Économique du Ceará (Ipece). Ce nombre est aujourd'hui réduit à moins de 80 000 personnes, qui vivent dans des villages reculées comme Saboeiro.
3,1 millions de familles ont reçu l'énergie électrique grâce au Luz para Todos
81% ont acheté une télé
78% ont acheté un frigo
25% possèdent des pompes à eau
Source: MME.
Peu de communes souffrent du problème comme celle-ci. En tout, il y a là-bas sept communes sans électricité, en y incluant celles de Passo Fundo, Ninador, Queimadas, Logrador, Paraná et Serra do Papagaio. Mais, comme le rappelle l'agent administratif du conseiller municipal à l'agriculture de Saboeiro, Francisco Bezerra:
Em pleno século 21, isso não podia acontecer. Esse é um serviço básico para a sobrevivência humana.
En plein 21è siècle, ce n'est pas possible. Il s'agit d'un service de base pour la survie humaine.