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De plus en plus de musiciens, populaires ou indés, dans le monde optent pour une première diffusion de leurs chansons sur les médias sociaux pour toucher leurs fans et générer des revenus de façon innovante et sans pareille.
Mais au Pakistan, où YouTube est inaccessible depuis presque deux ans, et où la page Facebook d'un groupe musical à succès a été récemment bloquée, il est particulièrement intéressant qu'une nouvelle maison de production ait voulu diffuser sa toute première vidéo musicale gratuitement sur les médias sociaux.
Et c'est précisément ce qu'on fait les auteurs de la vidéo ci-dessus.
La collaboration entre Mai Dhai, une chanteuse traditionnelle de la campagne du Sindh, dans le sud du Pakistan, avec de jeunes et talentueux musiciens urbains du nord-est du pays a été mise en ligne la semaine dernière sur Facebook et Vimeo. A ce jour elle a été visionnée plus de 1.600 fois sur Facebook, autant de fois sur Vimeo et écoutée plus de 3.000 fois sur SoundCloud. Les commentaires se comptent par centaines. Meher Faruki a écrit sur Facebook :
Quelle superbe création ! Tellement de sons magnifiques ! Et pour la réalisation de la vidéo…. le ton blagueur me plait.
Mustufa Pervez Khan a écrit :
Je ne comprends pas un mot mais ça sonne vraiment trop génial
Adrian David Emmanuel écrit :
Superbe interprétation et fusion jazz avec le dialecte local et la musique Fier d'avoir de tels musiciens ici au Pakistan Excellent, tout le monde
La société productrice, Piphany Productions, est une start-up et “Sarak Sarak” est leur premier morceau totalement maîtrisé avec une vidéo pour l'Internet. Danish Khawaja, co-fondateur de Piphany et un des guitaristes de la vidéo, a pris l'avion à Lahore pour le Sindh afin de convaincre Mai Dhai, la chanteuse traditionnelle, de s'envoler pour Lahore et faire cette collaboration. L'Institut pakistanais pour la Préservation des Arts et de la Culture (IPAC) décrit ainsi Mai Dhai sur Facebook :
Mai Dhai est une chanteuse traditionnelle Manganiyar et joueuse de dhol de la région du désert de Thar. Les Manganiyars sont une caste de musiciens musulmans qui se produisaient traditionnellement devant les rois du Rajasthan sur le sous-continent. Au cours du temps, leur clientèle est passée des rois à quiconque peut leur offrir un repas. Leur répertoire va des ballades sur les rois aux chants soufis écrits par divers mystiques. Ils chantent aussi pour des occasions variées, comme les naissances, mariages, pluies, banquets.
La pureté de la tradition et le raffinement du classique font toute la particularité de leur musique.
La chanson est en marwari, connue comme la langue du désert dans le sous-continent. Les paroles et leur traduction en anglais peuvent être lues ici.
Si la collaboration musicale est-ouest est aussi vieille que le Pakistan lui-même, elle a atteint le grand public en 2008 lorsque Coke Studio, une série-télé pakistanaise qui enregistre et diffuse des collaborations en studio pour les auditoires de la télévision et sur internet, est devenue follement populaire. Le blogueur pakistanais Taha Kehar a appelé la série une “bénédiction déguisée” qui a rendu vie à l'industrie musicale pakistanaise tout en préservant la tradition du folklore.
Global Voices s'est entretenu avec Tabish Habib, directeur de la création à Piphany Productions et producteur de la vidéo, à propos de cette musique et de la décision de la publier gratuitement sur Internet.
Global Voices (GV) : Parlez-nous de cette collaboration. Comment une artiste rurale du Sindh s'est-elle retrouvée à travailler avec deux musiciens urbains d'avant-garde ?
Tabish Habib (TH) : La collaboration est née l'été dernier, en juillet ou août je crois. Danish s'était rendu avec son beau-frère Mohammed Ali (aussi producteur dans ce projet), natif du village, à Tando Jam dans le Sindh, avec l'intention d'y passer l'été. C'est là que Danish a eu vent d'une chanteuse traditionnelle du nom de Mai Dhai dans un village appelé Umerkot. Il s'est mis à sa recherche pour faire un boeuf avec elle. Danish a été épaté par sa voix et l'a persuadée de prendre l'avion pour Lahore et y enregistrer un morceau avec lui dans un environnement approprié de studio. Je crois que nous avons passé 24 heures au total en studio mais nous avons réussi à enregistrer deux morceaux, dont nous espérons sortir bientôt le second.
GV : Le retour que vous avez reçu en ligne vous a-t-il surpris ? Ou est-ce précisément le genre de collaboration dont la jeunesse pakistanaise férue du net est friande?
TH : Je pense que la vitesse à laquelle la vidéo a circulé était étonnante, mais nous nous attendions à un bon accueil. Lorsque des gens talentueux de différents horizons font de la musique ensemble, l'accueil ne peut être que bon.
GV : Mai Dhai sait-elle seulement ce qu'est l'Internet ? Lui a-t-on dit qu'elle y est devenue célèbre ?
TH : Mai vit à Umerkot avec son fils et je doute qu'elle ait la moindre idée de ce qu'est l'Internet. Ils ont chez eux un seul téléphone portable, dépourvu d'usage Internet.
GV : Parlez-nous de la chanson qu'elle chante. Quel en est le message ?
TH : La chanson est un conte populaire sur un dialogue entre une petite fille et son Mamo (oncle). En fait, elle lui demande son aide et attention à la fois financière et affective. Elle veut qu'il lui répare son soulier cassé et achète ses bijoux. C'est un genre d'histoire très innocente et mignonne. Je ne sais pas s'il y a un message derrière, mais on peut lire les paroles et leur traduction dans la description sous le lien Vimeo.
GV : Et les musiciens du groupe : depuis combien de temps jouent-ils ?
TH : Les musiciens du groupe jouent des sessions pour divers artistes qui réussissent commercialement, je ne les dirais donc pas particulièrement d'avant-garde. Mais ils ont tous leurs propres passions musicales peu connues des médias et réussissent à développer leur propre public de niche. Danish Khawaja joue pour Poor Rich Boy, actuellement en tournée aux USA avec le Département d'Etat. Zain Ali est bassiste pour Zeb & Haniya et a son propre groupe de jazz moderne, Red Blood Cat. Kami Paul joue en sessions avec pratiquement tout le monde dans l'industrie musicale pakistanaise, de Noori au Mekaal Hasan band, il est une célébrité. Sameer Ahmed est un autre vétéran et joue la basse pour coVEN et Jimmy Khan & the big Ears. Ils sont tous bourrés de talent. Le joueur de tabla dans la vidéo est Moharram et n'est autre que le fils de Mai. Il a aussi servi d'interprète pendant tout l'enregistrement car Mai ne parle pas un mot d'ourdou. Le joueur d'harmonium, Jamal, fait aussi partie du numéro traditionnel de Mai. Un grand merci à Mekaal Hasan pour nous avoir laissé enregistrer au Digital Fidelity Studio. Rien de ceci n'aurait été possible sans lui.
GV : Pourquoi avoir choisi de publier la chanson gratuitement en ligne au lieu de sortir un CD qui aurait pu être acheté sur le marché ?
TH : Nous avons demandé à quelques personnes autour de nous de financer l'idée mais nous n'avons rencontré aucun intérêt. L'industrie de la musique commerciale au Pakistan n'aime pas prendre de risques. Personne ne veut tenter quelque chose de neuf ou de créatif et c'est la raison pour laquelle nous avons décidé de sortir [cette production] en ligne sur les médias sociaux, nous avions une intuition très forte qu'elle serait bien reçue dès l'élaboration du morceau. Nous avons donc résolu d'autofinancer la totalité du projet. Nous sommes rétrospectivement très heureux de l'avoir fait.
GV : Qu'en est-il de la scène musicale d'avant-garde au Pakistan ? Comment ces musiciens se font-ils connaître du grand public ?
TH : Facebook, SoundCloud, Vimeo, les médias sociaux sont vraiment la meilleure carte. Les musiciens au Pakistan doivent être leurs propres agents et managers. Une bande d'artistes indies et musiciens de Karachi a créé Lussun TV pour se promouvoir eux-mêmes par des webisodes en ligne, et à Lahore il y a le label indépendant True Brew Records qui fournit une plate-forme aux artistes d'avant-garde et un lieu de concerts, mais à part cela la scène est des plus mornes. Espérons que le succès du morceau encouragera les gens à mettre en avant des projets musicaux d'une plus grande diversité créatrice.
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