Ce billet fait partie d'une série spéciale d'articles par la blogueuse et militante Marcell Shehwaro, décrivant la vie en Syrie pendant la guerre qui se poursuit entre les forces loyales au régime actuel, et ceux qui veulent le renverser.
Encore peu de Syriens ont eu à subir un déplacement obligatoire, le fait d'avoir à déménager d'un endroit à un autre et abandonner une réalité présente tout en ruminant sur ses souvenirs jusqu'à l'épuisement. Et comme beaucoup de Syriens, j'ai aussi des histoires de maisons à raconter – j'ajouterais “heureusement”, car pour des centaines de milliers de gens une pauvre tente est maintenant tout ce qu'ils ont.
Toute ma vie -je veux dire “avant la révolution”- j'ai habité dans une maison, une jolie maison familiale. Mes parents ont déménagé dans cette maison quand ma mère était enceinte de moi. Une petite maison dans l'un des meilleurs quartiers d'Alep, où j'ai vécu pendant 28 ans, et où j'ai partagé ma chambre avec ma soeur aînée pendant presque toutes ces années.
Dans notre maison c'est le vert qui prédominait. Ma mère, qui était fascinée par cette couleur, en mettait partout dans la chambre : les draps d'été, les couvertures d'hiver, la cuisine, la salle de bains, et la plupart des petits objets de décoration. Quant à mon père et moi, nous nous battions pour trouver dans toute la maison une place sur les étagères où mettre nos livres.
Vingt-huit ans dans la même maison m'ont fait développer des habitudes bizarres, comme celle de m'endormir aux heures les plus bruyantes parce que j'étais habituée aux bruits de la rue.
Je l'ai quittée il y a environs deux ans pour aller étudier au Royaume-Uni et passer un master. Je n'ai pris que deux grosses valises de vêtements, pensant que je reviendrais pour prendre le reste de mes affaires. Quelle erreur !
Peu de temps après mon départ, je suis devenue l'une des centaines de milliers d'activistes recherchés par les services de sécurité d'Etat à cause de mes activités politiques. Les agents de la sécurité d'Etat sont venus deux fois chez moi, et heureusement ils n'ont trouvé personne. Cependant, après cela, toute visite de ma part aurait été prendre un risque insensé équivalent au suicide.
Avant que ma soeur aînée ne quitte le pays pour la Turquie – sa sécurité étant menacée pour le simple fait d'être ma “soeur”- elle a enfermé nos vies dans des caisses. Nos photos, nos livres, les photos de mes parents (c'était tout ce qui nous restait d'eux), leurs lettres d'amour, leurs vêtements, nos vêtements, nos jouets d'enfants, nos bibelots verts, les accessoires féminins que ma mère m'avait achetés un fois en pensant que je me marierais un jour, la montre de mon père que j'avais promis de donner à l'homme qui m'aimerait autant que j'aimais mon père. Bien que j'aie enfin trouvé cet homme, je n'ai pas tenu ma promesse : la montre est là dans un carton quelque part avec les exemplaires du livre que j'ai un jour publié mais dont il ne me reste aujourd'hui aucun exemplaire.
Tout mon passé est emballé dans des caisses, des caisses ordinaires qui ne dévoilent pas leurs merveilleux contenus. Et tout comme nous, nos caisses attendent d'avoir la chance d'être sauvées ou d'être brûlées par un missile ennemi ou ami – peu importe. Ou alors elles seront violées comme tout dans ce pays, volées par un fou protégé par son arme.
Après ces 28 années, mon expérience des maisons a pris un tour différent, car j'ai déjà dormi dans près de 50 maisons différentes au cours des deux dernières années.
Les premières vacances de Noël qui ont suivi mon départ, nous savions parfaitement que j'étais recherchée par les services de sécurité, mais j'ai pris le risque de revenir discrètement dans ma ville, Alep. Et pour éviter les forces de sécurité j'ai dormi dans 20 maisons, une maison différente par jour. Je retrouvais ma soeur chez des amis en secret, j'embrassais ses enfants furtivement, sans pouvoir leur expliquer mon invisibilité et l'importance de garder le secret sur nos rencontres.
Je me déplaçais chaque jour avec ma valise et mon ordinateur portable “qui ne devait rien contenir de compromettant pour moi au passage des contrôles”. Je me déplaçais d'une maison à une autre, poursuivie par le regard interrogateur et terrifié des parents de mes amis, ce dont je ne peux pas les blâmer.
Finalement, toutes ces errances ont été inutiles car elles n'ont pas écarté le danger imminent des services de sécurité. A cause de mes visites nocturnes mes amis ont été interrogés. J'ai alors décidé de quitter cette partie de la ville et de ne jamais y retourner, en laissant derrière moi ceux que j'aimais, et de recommencer une nouvelle vie ailleurs dans un endroit libére par l'Armée Syrienne Libre.
Jeune femme qui cherche une maison où habiter seule, je suis une étrangère avec une religion et une tenue différentes. Une femme désarmée face à tous ces gens armés qui pourraient utiliser leurs armes à mauvais escient. Voilà les peurs habitent maintenant la femme activiste que je suis, qui a choisi de vivre seule.
C'est alors que j'ai connu mon premier conflit avec moi-même : dans une société en guerre, je suis une femme vulnérable qui a besoin de la protection d'un homme. Cette seule idée est terrifiante et débilitante.
Mes compagnons révolutionnaires et moi-même avons décidé de chercher un appartement dans le même immeuble pour qu'ils puissent venir à mon aide rapidement en cas de besoin. Nous avons alors trouvé en peu de temps un appartement à partager à Alzibdiya. Mon appartement était au 4ème étage de l'immeuble, ce qui pouvait être dangereux à cause des frappes aériennes. C'était un espace vide, seulement meublé d'une vieille télévision qui, la plupart du temps, ne fonctionnait pas à cause des coupures d'électricité, quelques matelas sur le sol et un lit de guingois dans la chambre que les garçons avaient décidé de m'attribuer. Nous avions aussi une petite cuisinière que je les avais convaincus d'acheter, après de longues discussions sur la nécessité de remplacer les sandwiches qu'ils achetaient tous jours par des plats cuisinés à la maison.
Dans cet appartement, j'ai appris à cuisiner des grosses quantité, assez pour nourrir une dizaine d'amis masculins. Dans cet appartement on veillait très tard en discutant politique et en partageant les histoires personnelles de nos familles. J'ai appris à connaître leurs familles et ils ont appris à connaître la mienne. Ensemble on a beaucoup pleuré sur le balcon en attendant le retour de nos amis téméraires. Dans cet appartement toujours en activité, plein d'activistes sans domicile, j'ai appris qu'en temps de guerre on n'a plus d'intimité.
Rapidement on a dû déménager à cause de voisins râleurs et de l'arrivée de l'Etat Islamique dans le voisinnage. Deux très bonnes raisons de se remettre en chasse pour une nouvelle habitation. On a fini par trouver deux appartements dans le même immeuble, et de mon côté je me suis installée dans une maison à Almashhad. La protection de mes amis n'a jamais cessé, jusque dans les moindres détails, comme la liste des courses. Cette maison avait une petite cour où j'ai installé un jasmin. J'ai acheté des rideaux et des placards pour la maison et j'ai décidé d'en faire ma maison. Comme n'importe quel Syrien, je voulais quelque chose de plus personnel, de plus intime, qu'une valise à déménager.
C'est aussi dans cette maison que j'ai passé un arbre de Noël, à la barbe de l'Etat Islamique, pour fêter Noël avec mes amis. C'est dans cette maison que j'ai pleuré de froid, parce que les fenêtres étaient cassées et que je n'avais pas réussi à réchauffer la maison. Et au moment même où je me donnais l'illusion que ce lieu pouvait devenir ma maison, une patrouille de l'EI m'a arrêtée dans une rue voisine. Grâce à l'aide et au courage de mes amis de l'Armée Syrienne Libre je leur ai miraculeusement échappé. Pour leur sécurité et pour la mienne nous avons dû nous remettre à déménager de maison d'amis en maison d'amis pour éviter l'EI.
Ensuite j'ai passé quelques temps à aller et venir entre Alep et Ghazi Aintab, à avoir des vêtements ça et là. A un moment j'avais des sacs de vêtements dans six endroits différents, mais cela a fini par me sauver la vie. Mais après qu'Alep a été libérée de l'EI, nous y sommes retournés pour trouver une nouvelle maison.
Je leur ai dit que je cherchais une maison qui ressemble à celle de ma famille. On a cherché et on a trouvé une jolie petite maison. C'était la maison de jeunes mariés qui avaient dû fuir en Turquie. Je leur ai dit qu'ils pouvaient mettre toutes les affaires auxquelles ils tenaient dans une chambre fermée à clé, et je leur ai promis de respecter leurs souvenirs. Et c'est ce que j'ai fait.
J'ai passé deux mois dans cette maison, jusqu'à ce que je me fasse arrêter par la police d'Alep pour avoir refusé de porter le foulard. Ce jour-là ils ont aussi fait une descente dans la maison, et mes amis ont pensé qu'il valait mieux que je quitte Alep, et une fois encore -une fois encore- j'ai dû partir pour ne jamais revenir.
Aujourd'hui je vis dans une petite chambre que je n'ai pas les moyens d'agrandir, et sans doute par nostalgie, je l'ai peinte en vert, et je rêve encore, comme tous les Syriens, de revenir, de retrouver mes caisses, mes affaires, de retrouver un lieu quelque part sur cette terre que je puisse appeler en toute sécurité “ma maison”, où je puisse à nouveau vivre et retrouver mes racines et mon histoire.
Marcell Shehwaro blogue sur marcellita.com et tweete sous @Marcellita, essentiellement en arabe. D'autres articles de la série ici.