Hommage à Mahsa Shekarloo, pionnière de l'internet iranien et militante du droit des femmes

Photo of Mahsa Shekarloo by Kamran Ashtary. Used  with permission. You can share it with attribution, but don't sell it.

Photo de Mahsa Shekarloo par Kamran Ashtary. Utilisée avec permission. Partage autorisé avec attribution, mais vente interdite.

Mahsa Sherkaloo, militante pour les droits des femmes, écrivain, rédactrice, traductrice et fondatrice de la revue féministe en ligne BAD Jens, est décédée le 5 septembre dernier, entourée des siens. Elle souffrait d'une forme très agressive de cancer. Dans cet article, Tori Egherman d'Arseh Sevom, une organisation qui encourage l'ouverture d'esprit et le respect des droits humains au sein des communautés de langue persane, joint sa voix à celle de nombreuses personnes pour déplorer sa disparition et lui rendre hommage.

Mahsa était attentionnée, sceptique et perspicace. De son vivant, elle n'aurait jamais voulu être le centre de tant d'attention. Sa passion et son travail n'étaient pas un moyen pour elle de réaliser une quelconque ambition personnelle, ni de se mettre en avant ou de s'attirer les feux des projecteurs. Elle travaillait avec curiosité, un réel dévouement aux droits humains et aux luttes des femmes, et avec la conviction que le changement est possible.

Mahsa est née à Téhéran mais avait passé la plupart de son enfance à Chicago. Elle était revenue en Iran au début des années 2000, juste après avoir fini ses études. Elle y avait trouvé un pays à aimer et une société à laquelle contribuer. Dans un article sur Mahsa, The Feminist School écrit :

Elle faisait partie de ces gens issus de la diaspora iranienne qui sont revenus dans leur pays d'origine pour mettre leur capital culturel et leur expérience au service du changement. Elle avait rejoint un groupe de femmes iraniennes qui profitaient d'un bref moment d'ouverture dans le système politique pour élargir le mouvement féministe et aborder le thème de l'égalité hommes/femmes dans la culture locale.

Mahsa a également traduit deux livres de la lauréate du Prix Nobel Shirin Ebadi : Les droits des femmes en République Islamique d'Iran et L'histoire d'une femme.

La rue est notre champ de bataille

En février de cette année, Mahsa avait aidé à promouvoir et organiser One Billion Rising-Iran, qui faisait part d'un projet mondial utilisant la danse pour attirer l'attention sur les droits des femmes. Voilà la description que l'on peut trouver sur la page Facebook du collectif : 

Pour nous en Iran, One Billion Rising est un moyen de plus d'unir différents groupes sociaux et d'exiger justice et égalité pour les femmes à la maison et en société. Nous investissons la rue car elle fait intimement partie de nos vies. La rue est notre champ de bataille. Elle contient nos souvenirs, nos douleurs et nos joies. C'est dans la rue que nous trouvons des alliés et amis, mais aussi là que nous nous rendons compte des dangers. La rue devient notre refuge quand nous ne sommes pas en sécurité chez nous. C'est dans la rue que nous avons trouvé notre voix, mais aussi perdu nos vies. Dans la rue, nous exprimons nos revendications, nous négocions et marchandons, non seulement avec le marchand mais aussi avec le dirigeant et le souverain. Investir la rue est pour nous un moyen d'atteindre la réconciliation, l'égalité et la justice pour tous.  Cette action s'adresse à tous ceux qui aspirent à la joie pour eux-mêmes et pour les autres, et qui sont prêts à taper du pied pour l'obtenir.

Voici l'une des nombreuses vidéos créées par les participants:

 

 

Bad Jens

Dans une interview avec Qantara.de parue en 2007, Mahsa évoquait la revue féministe en ligne qu'elle avait créée : Bad Jens. L'objectif du site était d'accorder une voix aux féministes en Iran afin de les sortir de l'isolation dans laquelle elles se trouvaient, mais aussi de combattre les idées reçues venant d'Occident.

Mahsa affirmait :

Je pense que la plupart des étrangers qui viennent en Iran partent du principe que les femmes iraniennes, et les femmes musulmanes en général, sont parmi les femmes les plus opprimées au monde. Peu importe si c'est vrai- ce qui compte, c'est qu'à cause des ces préjugés, tout ce qu'ils verront quand ils viendront ici ne fera que les conforter dans cette pensée.

Récemment, depuis que Khatami est président, un nouveau stéréotype émerge, l'image d'une “jeune fille avec son voile repoussé en arrière, portant beaucoup de maquillage et des habits serrés”- et on voit presque ça comme étant glamour. Alors oui, ce que ces filles font est important, mais ce n'est qu'un aspect; par contre dire que c'est la meilleure révolution sociale qui soit, c'est autre chose et c'est faux.

Quand les occidentaux ont une image positive des femmes iraniennes, c'est toujours celle de ces héroïnes. Il y a donc deux extrêmes : d'un côté la femme iranienne décrite comme une victime passive, et de l'autre des exceptions qui enfreignent toutes les règles et les normes sociales. Ce qui se situe entre les deux est complètement oblitéré.

 

Une pionnière d'internet

La revue bilingue Bad Jens a été une révélation pour de nombreuses personnes. Au moment de son lancement, il existait très peu de sources d'information anglophones pour les personnes vivant et travaillant en Iran. Des Iraniens comme Mahsa se sont servis d'internet pour créer des espaces de discussion publics qui auraient été interdits sur d'autres plateformes telles que la presse écrite et les magazines.

L'Iran a très vite adopté internet. Un espace entier s'est alors ouvert, où la doctrine gouvernementale pouvait être contestée, où les débats étaient permis et l'expression individuelle était possible.

Au début des années 2000, le persan (farsi) était la deuxième langue la plus utilisée sur internet. Les blogs venus d'Iran étaient un véritable phénomène. Une nation entière de conteurs venait de trouvait le support idéal pour ses histoires. Ils l'utilisaient pour parler de tout, d'Harry Potter à la loi islamique en passant par les droits des femmes. Les Iraniens avaient enfin trouvé un moyen de communiquer les uns avec les autres sur le plan personnel et politique, alors que le gouvernement restreignait ces droits depuis des années. Une étude sur l'internet iranien datant de 2008 montre que des personnes aux vues divergentes échangeaient leurs opinions grâce aux commentaires laissés sur les blogs.  Dans leur article intitulé Iran's reformists and activists: Internet exploiters (Les réformistes et activistes iraniens: profiteurs d'internet), Babak Rahimi et Elham Gheytanchi écrivent :

L'impact d'internet sur la politique iranienne est semblable à l'apparition d'autres technologies de l'information plus anciennes, telles que le télégraphe à fin du dix-neuvième siècle ou les cassettes dans les années 70, qui avaient tous deux permis de créer de nouveaux espaces de résistance.

La revue en ligne Bad Jens a contribué à cette discussion grâce à des articles bien pensés, des oeuvres de fiction et de la poésie.

Interviewée par ABC news en 2005, Mahsa avait déclaré : 

On utilise les moyens qui sont à notre disposition. C'est une des raisons pour lesquelles internet est si populaire ici. C'est un espace indépendant, relativement facile d'accès ou du moins relativement incontrôlé.

 

Notre conscience

Pour nombre de personnes travaillant sur les problèmes de droits humains et de droits des femmes, Mahsa était une sorte de conscience. Elle croyait à l'importance du changement à petite échelle, à commencer par le cercle familial et les groupes d'amis. Pour elle, un changement positif était plus viable s'il commençait par la famille et n'était pas imposé par l'extérieur.

Elle appliquait ces principes à tous les aspects de sa vie : en tant qu'amie, en tant que mère, et en tant que collègue. C'est pourquoi sa disparition est une tragédie pour grand nombre d'entre nous. Ce que son amitié nous a apporté dépasse tout ce qu'elle pouvait imaginer. Son travail en tant qu'intellectuelle engagée et protectrice des droits fondamentaux dépassait le cadre professionnel. Elle a démontré que de vivre une vie dédiée aux petits changements quotidiens pouvait avoir un impact immense et créer un changement durable.

Ce n'est donc pas surprenant que les hommages fusent de tous les côtés et viennent des tous les continents. Son intelligence vive, sa chaleur et sa générosité d'esprit lui valaient bien des admirateurs. Quand il s'agissait de monter des projets et de passer à l'action, elle faisait preuve du parfait mélange de scepticisme, de réalisme et d'optimisme.

Une biographie de Mahsa disponible en ligne résume en ces termes :

… quand elle n'est pas en train d'aider les autres à aider les femmes iraniennes, elle s'applique à répandre les idées du féminisme post-colonial parmi ses collègues.

Mahsa Shekarloo était une pionnière d'internet, une militante pour les droits des femmes, et une amie. Elle nous manque déjà.

Article d'origine publié sur Arseh Sevom.

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