Le droit à l'oubli, un moyen pour des régimes répressifs d'étendre la censure d'Internet ?

La version originale de cet article est parue sur le blog d'IGMENA. Les liens renvoient à des pages en anglais.

Le “droit à l'oubli” de l'Union Européenne a semé chez les défenseurs des droits du monde arabe la crainte que les gouvernements ne l'exploitent pour entraver davantage la liberté d'information et d'expression sur l'Internet.

Ben Ali meets with George W. Bush in Washington, DC, 2004. Photo by Paul Morse, released to public domain.

Rencontre Ben Ali – George W. Bush à Washington en 2004. Photo Paul Morse, domaine public.

L'arrêt de la Cour européenne de justice autorise les citoyens de l'UE à demander aux moteurs de recherche de désindexer les liens à leurs informations personnelles qu'ils estimeraient “inexactes, inappropriées, non pertinentes ou excessives” de façon à ce qu'ils n'apparaissent pas dans les résultats de recherches. La Cour a précisé que le droit à l'oubli “n'est pas absolu” et qu'une évaluation au cas par cas est nécessaire pour vérifier que le droit d'un individu à l'oubli n'empiète pas sur le droit du public à savoir. 

Google indique avoir reçu depuis le jugement plus de 135.000 demandes de retrait de liens de ses résultats de recherche. En août, le premier moteur de recherche mondial a annoncé avoir accepté un peu plus de la moitié des requêtes reçues. Y figuraient des liens vers du travail journalistique régulier et des articles publiés par la BBC, le Guardian et le Daily Mail, dont certains ont été rétablis suite aux objections de journalistes. Google publie périodiquement des éléments sélectifs sur la procédure, que l'on peut trouver ici.

Un tel dispositif pourrait-il être adopté dans les pays arabes ?
Même si son application se limite actuellement à l'Europe, le jugement sur le “droit à l'oubli” pourrait faire des émules chez les régimes répressifs tentés de développer leurs pratiques de filtrage d'Internet. “Il sera utilisé par d'autres gouvernements moins avancés et progressistes que l'Europe pour mal agir,” avertissait fin mai Larry Page, le PDG de Google.

Interrogée par courriel, la défenseure tunisienne de la liberté du net et de la protection de la vie privée Dhouha Ben Youssef s'est dite d'accord avec M. Page.

“Ces gouvernements vont tirer parti de cette directive. Les puissants seront en mesure de dissimuler leurs mauvaises actions pour protéger leur e-réputation. Par exemple, les hommes politiques pourront demander le retrait d'articles qui critiquent leur gestion et leurs abus de pouvoir”, a expliqué Mme Ben Youssef. “Cela affectera lourdement le journalisme d'investigation naissant dans la région”.

Rien n'empêchera les gouvernements arabes de mettre en place leur propre version du “droit à l'oubli”, s'ils le veulent. Il leur suffit de rédiger une loi répressive de plus ou simplement d'ordonner aux FAI de bloquer les contenus enfreignant le principe controversé.

Les pouvoirs de la région déploient déjà un arsenal de lois anti-diffamation rigoureuses et de protection étendue de la vie privée sans aucune supervision juridique ni mécanismes d'appel. Ces dispositifs refusent systématiquement aux usagers l'accès à l'information et servent à poursuivre ceux qui dévoilent les fautes et méfaits de fonctionnaires et autres personnages puissants. Au printemps dernier, le site Social Media Exchange a mené une étude approfondie des lois de ce type, un travail qui peut servir de feuille de route au plaidoyer pour empêcher les législations d'aller dans cette direction.

Le décret des Emirats Arabes Unis sur le cybercrime pave la voie
En 2012, les Emirats Arabes Unis [EAU] ont adopté l’Ordonnance fédérale N° 5/2012 sur la lutte contre la cybercriminalité, officiellement pour “garantir la protection juridique de la vie privée pour toute information publiée en ligne”.

En réalité, comme tant d'autres lois répressives approuvées par les régimes arabes au cours des années, ce texte n'est qu'un instrument de plus pour légitimer la répression de l'expression en ligne et de la dissidence politique.

L'ordonnance comporte une liste exhaustive d'activités illégales, toutes criminalisées sous couvert de protection de la vie privée. Sont mises hors la loi :

…l'utilisation d'un réseau électronique ou de tous moyens de technologies de l'information pour la violation sans mandat de la vie privée d'autrui par écoutes, interception, enregistrement ou divulgation de conversations, communications, matériau audio et vidéo ; la prise de photographies d'autrui, la création de photos électroniques d'autrui, leur divulgation, copie ou conservation ; la publication d'informations, de photographies électroniques ou de photos, de lieux, commentaires, données et informations même authentiques.

Le droit à l'oubli et l'ordonnancce des EAU N° 5/2012 ont un dangereux point commun : tous deux limitent la dissémination de contenu authentique à fins de protection de la vie privée d'autrui. Dans le monde arabe, l'objectif semble être de dissimuler les mauvaises gestions des hommes politiques et agents publics. Alors que dans l'UE le droit à l'oubli vise a priori la protection des particuliers, que d'anciennes personnalités politiques de l'UE soient admises à exercer ce droit ne laisse pas de troubler. 

Il ne faudrait pas que l'Internet et le monde oublient les agissements scandaleux et la corruption de politiciens qui ont quitté leurs fonctions. Nous avons tous vu comment le pouvoir démange les responsables publics sitôt leur mandat terminé. L'ex-président français Nicolas Sarkozy vient d'annoncer son retour en politique malgré les allégations de corruption contre lui. En Tunisie, où je travaille comme journaliste indépendante, les responsables publics qui ont servi sous le règne autocratique et corrompu du président déchu Zine el-Abidine Ben Ali reviennent sur la scène politique et se présentent aux élections présidentielle et législatives. 

On pourrait arguer que le filtrage d'Internet est déjà répandu dans la région et que la décision sur le droit à l'oubli dans l'UE ne va ni améliorer ni empirer la situation. Ce n'est pas faux, mais l'ampleur des pratiques de filtrage de l'Internet varient d'un pays à l'autre : très étendu pour les uns, minimal dans d'autres.

En Tunisie par exemple, l'Internet est resté ouvert et relativement non censuré depuis la chute de Ben Ali. Un certain nombre de responsables publics n'en plaident pas moins pour le rétablissement de pratiques de filtrage afin de combattre “la diffamation” et “le terrorisme”. Pourquoi n'appelleraient-ils pas bientôt à filtrer l'Internet pour protéger le droit à ce qu'on les oublie eux, en invoquant la sauvegarde de ce droit par la “démocratique” Europe elle-même. 

Les dictateurs ont beaucoup à apprendre des pratiques anti-démocratiques des “démocraties occidentales”
“Si Reporters Sans Frontières nous donne la loi cybernétique appliquée par la France, on s’engagera à faire mieux”, c'est ce qu'avait répondu l'ancien ministre des TIC Mongi Marzouk, aux critiques de RSF contre la création par le gouvernement tunisien de la controversée Agence Technique des Télécommunications, chargée d'enquêter sur la “cybercriminalité”.

“Cette loi a pris comme repère la convention de Budapest [sur la cyber criminalité],” avait déclaré M. Marzouk pour défendre le décret créant l'agence. Si la convention de Budapest a marqué un important pas en avant dans la construction de normes juridiques internationales sur la cybercriminalité, elle est loin d'être parfaite — de nombreux défenseurs des droits estiment que la Convention offre une protection insuffisante contre les usages malveillants de certaines technologies.

Les gouvernements arabes n'hésitent pas à clamer que leurs practiques ou lois égalent en démocratie celles de l'Europe, même quand ce n'est pas le cas. Ils s'instruisent aussi avec les pratiques anti-démocratiques des “démocraties occidentales”. Tout comme les pratiques d'espionnage de masse de la NSA, le droit à l'oubli peut consolider les dictatures

Les législateurs de l'UE doivent garder à l'esprit que chaque réglementation qu'ils élaborent peut aussi bien inspirer les réformateurs démocrates dans les pays qui le sont moins qu'inciter les dictateurs à “commettre de mauvaises actions”. Le choix leur appartient.

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