“Demain ça pourrait être vous” : Identité sexuelle, racisme et limites de l'humour au Brésil

 [Tous les liens mènent vers des pages en portugais.]

Les plaisanteries offensantes lancées par un comique de la télévision, au sujet d’une donneuse de lait maternel, ont relancé le débat sur ​​les limites de l'humour au Brésil. 

Pendant son émission de télévision, [l'humoriste] Danilo Gentili a passé plusieurs minutes à faire des blagues visant l’une des principales donneuses de lait maternel au Brésil, Michele Rafaela Maximino. Originaire de l'Etat du Pernambouc, elle avait, à l’époque des faits, fait don de plus de 300 litres de lait aux hôpitaux.

 Giovanna Balogh du Blog Maternar commente :

No programa do último dia 3, o comediante fez piadas em rede nacional utilizando uma foto dela sem autorização. Gentili chegou a comparar Michele com o ator pornô Kid Bengala. “Em termos de doação de leite, ela está quase alcançando o Kid Bengala.”

Lors de l'épisode qui a été diffusé le 3 [octobre], le comique a fait des plaisanteries à la télévision nationale en utilisant sa photo sans autorisation. Gentili a même comparé Michele à l'acteur porno Kid Bengala. “En termes de don de lait, elle a presque égalé Kid Bengala.”

Les effets de ses propos ne se sont pas limités à quelques rires. Quand des habitants [du Pernambouc] ont commencé à la surnommer “la vache de Gentili”, Michele Maximino a déclaré envisager d'arrêter le don de lait car elle se sentait humiliée. 

Les effets psychologiques de cette humiliation ont été dévastateurs pour Michele Maximino, qui parcourait près de 80 kilomètres en voiture pour faire un don de lait à Caruaru :

Ele falou essas barbaridades e eu estava fazendo um incentivo às mães a doarem leite”, disse Michele. ”Eu passava na rua e o povo falava : ‘Olha a vaca de Danilo Gentili’!’. Fiquei várias noites sem dormir. Um peito secou”

“Il a dit toutes ces choses terribles alors que j’incitais les mères à faire des dons de lait”, a précisé Michele. “Je marchais dans la rue et les gens disaient : “Regardez la vache de Danilo Gentili !”. J'ai passé plusieurs nuits sans dormir. Un de mes seins ne produit plus de lait”.

La donneuse a poursuivi Gentili et la chaîne de télévision produisant son spectacle, Rede Bandeirantes, et a obtenu via une ordonnance du tribunal que la vidéo soit mise hors ligne.

Les limites de l'humour

Danilo Gentili in the documentary “O Riso dos Outros” (“The Laugh of Others”). Screenshot shared on blog Limpinho & Cheiroso (Little Clean & Sweet).

“Mon objectif via la comédie n'est jamais de dénoncer…mais vraiment de détruire”. Danilo Gentili dans le documentaire “O Riso dos Outros” (“Le rire des autres”). Capture d'écran partagée sur le blog Limpinho & Cheiroso (Un peu propre & parfumé).

Certaines personnes qui ont soutenu l'artiste ont mis en garde contre les dangers que la décision de supprimer la vidéo du web pourrait présenter. L'analyste politique Flavio Morgenstern a écrit sur le blog Implicante :

Danilo Gentili se tornou alvo da patrulha graças a uma piada. Não se junte à patrulha: hoje foi o Gentili. Amanhã poderá ser você.

Danilo Gentili est devenu la cible des “patrouilles” à cause d’une blague. Ne rejoignez pas les “patrouilles” : aujourd'hui, c’est Gentili la cible. Demain, ce pourrait être vous.

Cependant, le journaliste Kiko Nogueira a souligné dans le quotidien Diário do Centro do Mundo la différence entre l'humour politiquement incorrect utilisé par plusieurs humoristes aux États-Unis comme un outil de contestation des préjugés et des structures sociales de domination, et celui des comiques comme Gentili qui choisit des personnes déjà cibles de discriminations sociales. Il a indiqué que la discrimination associée à l'humour est de la “stupidité” :

Gente como Andrew Dice Clay, George Carlin, Lenny Bruce, entre outros, são expoentes dessa escola. Eddie Murphy também. […] Murphy tirava sarro de negros, como Chris Rock. Uma diferença é que eles são negros. A outra é que eles são engraçados e inteligentes. […]O que a turma de Gentili faz é outra coisa. Um dos nomes é covardia.

Des gens comme Andrew Dice Clay, George Carlin, Lenny Bruce, entre autres, font partie de ce camp. De même qu’Eddie Murphy. […] Murphy s'est moqué des Noirs, tout comme Chris Rock l’a fait. La différence, c'est qu'ils sont Noirs. L’autre différence réside dans le fait qu’ils sont drôles et intelligents. […] Ce que les gens comme Gentili font est différent.  L’un des mots pouvant qualifier ce type de comportement est celui de lâcheté.

Ce débat a souvent lieu au Brésil, depuis que les sitcoms sont devenues de plus en plus laxistes, y compris au niveau de leur contenu offensant, dont les cibles principales sont les groupes minoritaires, comme les Noirs, les femmes et les LGBT. 

Dans le blog Papo de Homem, Alex Castro a écrit une lettre ouverte aux humoristes du Brésil, largement diffusée, laquelle pointe les limites de l'humour et la responsabilité de l'humoriste au regard de la société. Dans l'un des extraits de cette lettre provocatrice, Alex met les humoristes au défi :

É muito mais difícil fazer humor sem usar esses estereótipos que confirmam e fortalecem as culturas assassinas do nosso país: a homofobia, o machismo, o racismo.

Será que vocês conseguem? Será que conseguem, ao mesmo tempo, ser engraçados e não ser cúmplice dos assassinatos de mulheres, negros homossexuais.

Sei que não é fácil. Se fosse fácil, eu não estaria pedindo. Se fosse fácil, eu não estaria propondo o desafio.

Mas é tão necessário. É tristemente necessário.

Porque os humoristas alemães que faziam piadas de judeu em 1935 não são inocentes de Auschwitz não.

Il est beaucoup plus difficile d'être drôle sans avoir recours aux stéréotypes qui confirment et renforcent ce qui tue la culture de notre pays : l'homophobie, le sexisme, le racisme.

En seriez-vous capable ? Pourriez-vous être drôle sans, dans le même temps, être complice de l'assassinat des femmes, des noirs, des homosexuels?

Je sais que ce n'est pas facile. Si c'était facile, je ne vous le demanderais pas. Si c’était facile, je ne vous mettrais pas au défi.

Mais c’est tellement nécessaire. C’est malheureusement nécessaire.

Parce que les comédiens allemands qui faisaient des blagues sur les juifs en 1935 ne sont pas innocents de ce qui s’est passé à Auschwitz.

L'un des personnages d’une autre émission de télévision brésilienne, “Adelaide” de Zorra Total, véhicule des stéréotypes sur les noirs et a été critiqué pour cela. En fait, l’émission s’est défendue contre les procès intentés en vue de dénoncer le recours à ce personnage, pourtant ce dernier reste à l'antenne. 

Le programme utilise une tactique qui était très courante aux Etats-Unis pendant la période de la ségrégation raciale: un acteur blanc est peint en noir (en fait, en femme noire) pour accentuer les caractéristiques physiques des personnes d'ascendance africaine. 

Sergio Martins, qui écrit pour Geledes, l'Institut des femmes noires, a fait valoir que le personnage n'est pas drôle, et que cela s'apparente à “quelque chose créé par des esprits racistes qui utilisent un ensemble de stéréotypes construits par la société brésilienne tout au long de l’histoire pour représenter les hommes et les femmes noirs.”

Gentili et le racisme

Les noirs ont également été pris pour cible par l'humoriste Danilo Gentili ; dans le cas présent, via un commentaire sur Twitter, dans lequel il déclarait offrir des “bananes” à un internaute noir. Peu de temps après, il a supprimé le tweet raciste.   

Actress Marianna Aremellini in the documentary “The Laugh of Others”. Screenshot shared on the Blog Lançamento de Filme (Launching of Movie Blog).

“Appeler un homme noir un singe, n'est pas et n'a jamais été drôle.” Propos de l'actrice Marianna Aremellini dans le documentaire “Le rire des autres”. Capture d'écran partagée sur le Blog Lançamento de Filme.

Dans le post “A certeza da impunidade” (La certitude de l'impunité), l’auteure Juliana Gonçalves a signalé :

O redator Thiago Ribeiro, 29 anos, estava cansado dos ataques à comunidade negra realizados pelo comediante Danilo Gentili, quando editou e postou no Youtube um vídeo que enfatiza o conteúdo racista veiculado nas “piadas” do humorista da TV Bandeirantes.

L’écrivain Thiago Ribeiro, 29 ans, était las des attaques contre la communauté noire faites par l'humoriste Danilo Gentili, quand il a édité et publié sur YouTube une vidéo soulignant le contenu raciste des «blagues» de l'humoriste de TV Bandeirantes.

La vidéo a été retirée de YouTube à la demande de Gentilli, alléguant d'une utilisation abusive de son image. 

Le conflit ne s'est cependant pas arrêté là ; les fans de Gentili sur Twitter ont commencé à attaquer Thiago Ribeiro (@Lasombraribeiro) avec des commentaires racistes tels que : “Je vais apporter quelques bananes à Lasombraribeiro pour le calmer” tiré du profil de @BiahNunes; “qu’on le fouette s'il vous plaît” écrit par @jaqporra; ou encore “il n'est pas si noir que ça, il sait utiliser Twitter et faire des captures d'écran” de @RaquelRangel0.

Les effets directs de ce genre d'humour sont si évidents, que le commentaire de Flavio Morgenstern cité plus haut, “Demain cela pourrait être vous”, est renvoyé à la face des victimes de cet humour offensant. 

Comme l'a expliqué Lays Moreira dans un article co-écrit avec Henrique Marques-Samyn, professeur à l'Universidade do Estado do Rio de Janeiro – UERJ :

Não se pode mensurar os prejuízos que o “humorista” causou, ainda que Michele ganhe a ação indenizatória que ela move contra Gentili. Isso porque suas ações, sua irresponsabilidade no uso do que ele chama de humor, afetaram vidas, reforçaram estereótipos de opressão, desestimularam a empatia e a solidariedade humana. Mal demais causado pelo que pretende ser apenas “uma piada”.

On ne peut pas mesurer les dégâts que le “comique” a causés, même si [la donneuse de lait] Michele gagne le procès qu'elle a intenté contre Gentili. Les actions de ce dernier, son irresponsabilité dans l'utilisation de ce qu'il appelle l'humour, ont affecté des vies, renforcé les stéréotypes oppressifs, découragé l'empathie et la solidarité humaine. C’est une douleur causée par ce qu'il veut faire passer pour n’être “qu'une blague”.

Cette difficulté à voir et à reconnaître les différences ainsi que le débat sur les limites de l'humour sont abordés dans le documentaire “O Riso dos Outros” (“Le rire des autres”), qui contient des interviews des humoristes Danilo Gentili et Rafinha Bastos, du caricaturiste Laerte et du député Jean Wyllys, entre autres. Le film, réalisé par Pedro Arantes et mis en ligne en décembre 2012, compte près de 300 000 vues sur YouTube. 

Raphael Tsavkko a collaboré à ce billet.

Commentez

Merci de... S'identifier »

Règles de modération des commentaires

  • Tous les commentaires sont modérés. N'envoyez pas plus d'une fois votre commentaire. Il pourrait être pris pour un spam par notre anti-virus.
  • Traitez les autres avec respect. Les commentaires contenant des incitations à la haine, des obscénités et des attaques nominatives contre des personnes ne seront pas approuvés.