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L'opposition russe défend l'Ukraine mais ne croit pas à la restitution de la Crimée

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Russian opposition leaders Khodorkovsky and Navalny speak out on Crimea. Images mixed by Tetyana Lokot.

Les leaders de l'opposition russe Mikhaïl Khodorkovski et Alexeï Navalny s'expriment sur la Crimée. Montage d'images de Tetyana Lokot.

Le message des deux principaux opposants de Russie aux Ukrainiens : Dites adieu à la Crimée.

Actuellement assigné à résidence chez lui sur des accusations douteuses de détournement de fonds, le détracteur le plus intraitable de Poutine, l'avocat anti-corruption Alexeï Navalny a exposé ses opinions sur la Crimée, la guerre en Ukraine, et autres questions russes dans un entretien polémique [1] du 15 octobre avec Alexeï Venediktov, le rédacteur en chef d’Ekho Moskvy [2] (Echo de Moscou). S'il désavoue le parrainage par la Russie de la guerre en Ukraine, Navalny n'en a pas moins surpris par ses propos sur la Crimée.

Я считаю, что, несмотря на то, что Крым был захвачен с вопиющим нарушением всех международных норм, тем не менее реалии таковы, что Крым сейчас является частью РФ. И давайте не будем обманывать себя. И украинцам я сильно советую тоже не обманывать себя. Он останется частью России и больше никогда в обозримом будущем не станет частью Украины.

Je suis d'avis qu'en dépit du fait que la Crimée a été captée en violation scandaleuse de toutes les normes internationales, la réalité n'en est pas moins que la Crimée fait maintenant partie de la Fédération de Russie. Il ne faut pas nous leurrer. Et je conseille vivement aux Ukrainiens de ne pas se leurrer non plus. Elle continuera à faire partie de la Russie et ne fera plus partie de l'Ukraine dans un futur prévisible.

Venediktov a alors demandé à Navalny ce qu'il ferait s'il était président de la Russie : il rendrait la Crimée à l'Ukraine, ou conserverait la dernière acquisition de la Russie ? Navalny a partiellement éludé la question, demandant si la Crimée était un morceau de viande “qu'on se passe et se repasse”, pour finalement dire qu'il considérait la perte de la Crimée comme un gain pour l'Ukraine.

Я думаю, что на самом деле, это для Украины, несмотря на обиду, которую они чувствуют, и т.д., это плюс. Это большое счастье, что Крым с абсолютно пророссийским народом, с консервативно настроенным населением, которое не принимает их антикоррупционной революции, не принимает желание идти в Европу, ушел от них. Они лишились 2 млн избирателей, которые тормозили это движение. Поэтому это такая, с одной стороны, win-ситуация. В политике это долгое время будет мешать и нам, и Украине, и Европе.

Je pense qu'en fait, c'est un plus pour l'Ukraine, malgré l'affront et le reste qu'ils ressentent. C'est un grand bonheur que la Crimée, avec son peuple totalement pro-russe, sa population penchant pour un conservatisme qui ne les incline pas vers la révolution anti-corruption ni l'entrée dans l'Europe, les ait quittés. [Les Ukrainiens] ont perdu deux millions d'électeurs qui bloquaient ce mouvement. Voilà pourquoi c'est, en un sens, une situation gagnante. Politiquement, ceci va longtemps gêner et nous, et l'Ukraine, et l'Europe.

Navalny n'a jamais été sans tache dans l'opposition libérale de Russie, avec son nationalisme décomplexé [3] et son discours anti-immigrants [4]. Mais son adhésion au rapt de la Crimée par Poutine était dure à avaler pour beaucoup d'Ukrainiens et de Russe libéraux.

La Crimée c'est l'Ukraine! #Merde à Navalny

L'interview de Navalny par la radio Ekho Moskvy a failli ne pas atteindre les ondes : le rédacteur en chef Venediktov a reçu un appel téléphonique [8] du président de Gazprom-Media [propriétaire de la radio Ekho Moskvy], Mikhail Lessine, qui a exigé que l'entretien ne soit pas diffusé sous peine de “problèmes” pour la station. Cette tentative de censure apparemment grossière n'a pas abouti, puisque Venediktov a ignoré les menaces et sorti l'interview de Navalny malgré tout.

Après le psychodrame autour de l'interview de Navalny, c'est une autre figure clé de l'opposition qui s'est prononcée contre la restitution de la Crimée à l'Ukraine : Mikhail Khodorkovski, l'ex-oligarque et ennemi juré de Poutine, enfermé huit ans dans des camps de travail avant d'être grâcié en décembre 2013. Khodorkovski a écrit sur Twitter avoir lu l'interview de Navalny et être d'accord avec lui sur le fond à propos de la Crimée :

J'ai lu l'entretien d'Alexeï [Venediktov] avec Alexeï [Navalny]. Nous sommes des alliés sur l'essentiel. Les détails, nous les négocierons.

@psykrab : Vous n'échapperez pas à la question. Vous rendriez la Crimée si vous étiez président ?

Khodorkovski : Je vais vous répondre expressément : non. Le problème de la Crimée est là pour des décennies. La voie passe par l'effacement des frontières en Europe, par la régionalisation. Ce ne sera pas de mon vivant.

Le journaliste ukrainien célèbre Vitali Portnikov a écrit un billet sr Facebook [12] critiquant Navalny et Khodorkovsky, qui a généré un millier de commentaires :

И что Ходорковского – впрочем, как и Навального – мы в нашей стране больше не увидим. Пусть лучше изображают демократов на “Русских маршах, в швейцарских ресторанах и даже в Кремле, где они вряд ли будут отличимы от сегодняшних подельников Владимира Путина.

Et puis après, jamais on ne reverra dans notre pays les semblables de Khodorkovski—ni, du reste, de Navalny. Il vaut mieux qu'ils représentent les démocrates aux “Marches Russes [13] [nationalistes, lien en anglais]”, dans les restaurants suisses [14], et même au Kremlin, où il est douteux qu'on les distingue des complices actuels de Vladimir Poutine.

Khodorkovski a personnellement répondu au message de Portnikov et aux centaines d'utilisateurs ukrainiens qui ont laissé des commentaires indignés, en explicitant sa position sur les réalités de la Crimée.

Вернуть Крым Украине в ближайшие десятилетия сможет только диктатор.
Ни один закон не работает без силы, а если президент силой заставляет общество делать то, что общество категорически не поддерживает – он диктатор.

Rendre la Crimée à l'Ukraine dans les prochaines décennies, seul un dictateur le pourra.
Aucune loi ne fonctionne sans la force, et si un président contraint la société à faire ce que la société rejette catégoriquement—il est un dictateur.

Les Russes anti-Kremlin et, plus encore les Ukrainiens, se sont de plus en plus indignés de la position sur la Crimée de Navalny et Khodorkovski, vilipendés comme traîtres et vatniks (terme péjoratif pour les Russes fervents patriotes). Mais, cet épisode en est la preuve, l'opposition actuelle au Kremlin est loin d'être un front unifié. Si Navalny dénonce effectivement l'agression russe en Ukraine, il estime aussi que le problème de l'immigration illégale en Russie est “cent fois plus important que n'importe quelle Ukraine.”

Khodorkovski a dit se voir en chef [15] du mouvement d'opposition russe, mais celui-ci s'est nettement affaibli depuis son apogée de 2011-13, lorsqu'une mosaïque de nationalistes, libéraux, communistes, et d'étudiants manifestait contre la corruption et la fraude électorale. Avec les opinions favorables à Poutine qui caracolent au-dessus de 80 % après l'annexion frénétiquement approuvée de la Crimée, l'opposition russe ne va pas se tirer une balle dans le pied en manifestant contre la seule immense source de fierté nationale en Russie aujourd'hui.