Tandis que les ONG se démènent pour éviter aux jeunes réfugiés syriens de prendre du retard à l'école, il existe un autre pays arabe où l'accès à une éducation est, de façon systématique, refusé à une catégorie d'enfants. En septembre, au moment de la rentrée des classes, plus de 1000 écoliers issus de la communauté bidoun (“bidoun” signifie “sans nationalité” en arabe) ont attendu devant les grilles de leur école en pleurant car on ne leur a pas permis d'entrer avec leurs camarades. La raison ? Une absence d'extrait de naissance.
Le Koweït refuse de délivrer des actes de naissance à des enfants sans nationalité, niant jusqu'à leur existence, et ce dès leur venue au monde. Le problème bidoun ne date pas d'hier au Koweït, mais les autorités emploient désormais différentes tactiques pour isoler et ostraciser les membres de cette catégorie. Paradoxalement, cette exclusion de l'école primaire intervient après une année scolaire où, parmi les bacheliers les plus brillants du pays, se trouvaient des filles bidoun. Mais ces élèves, malgré leurs notes exceptionnelles, ne furent pas pour autant autorisées à poursuivre leurs études à la Kuwait University.
Les adultes bidoun, quant à eux, passent souvent pour des criminels. A chaque fois qu'un crime très médiatisé implique des personnes sans papiers, on conclut en disant que c'est conforme aux comportements des “barbares bidoun”. Ces clichés justifient ainsi le traitement inéquitable dont ces apatrides font l'objet. Il faut cependant convenir du cercle vicieux qui gouverne la vie bidoun au Koweït. Interdits d'accès dans les écoles publiques et généralement incapables de s'offrir une éducation privée, ils ne peuvent prétendre qu'à des travaux mal payés. Cette situation limite cruellement leurs perspectives d'avenir, quoi que nombre d'entre eux aient des ambitions, des rêves et des talents semblables à ceux de n'importe quel citoyen koweïtien.
En privant les jeunes bidoun du droit d'aller à l'école, le Koweït perpétue un stéréotype préjudiciable et condamne délibérément toute une génération d'enfants innocents à une vie d'illettrisme, ouvrant ainsi la voie au chômage, au trafic de drogue, au crime et au ressentiment. Trop souvent, je vois des garçons bidoun de huit ou neuf ans, guère plus, vendre des pastèques pendant l'été brûlant ou bien des jouets bon marché, le soir, aux feux rouges. Et ils sont tout à fait conscients du fossé qui sépare leur quotidien de celui des autres enfants.
Lorsque, à la rentrée des classes, des enfants bidoun se sont vu refuser l'accès à leur école, les médias sociaux n'ont évoqué, dans un premier temps, que quelques cas. Certains Koweïtiens se sont proposés de payer leurs frais de scolarité et de leur acheter l'uniforme réglementaire … avant de découvrir que la véritable source du problème était l'absence d'extrait de naissance.
Etonnamment, la seule véritable tentative pour sauver ces enfants d'une vie sans horizon est venue de la société civile. La Teachers’ Society du Koweït [sorte de syndicat d'enseignants] a lancé une initiative du nom de “Katateeb Al Bidoon” et fait appel à la bonne volonté des éducateurs pour enseigner à des enfants bidoun dans la résidence même de la Teachers’ Society. Plusieurs se sont portés volontaires et des écoliers sont en effet venus, vêtus de leur uniforme, la lunch-box à la main et impatients d'apprendre, peu importe où et quand. Mais bien que noble et désintéressée, cette initiative n'offre toutefois aux enfants qu'une forme improvisée d'éducation, et dans un lieu qui les isole de leurs camarades.
Au cours du mois d'octobre, plusieurs collectifs ont manifesté devant le Ministère de l'Education du Koweït pour réclamer le retour des enfants bidoun à l'école. L'aspect le plus poignant de ces manifestations est venu de ce qu'elles ont eu lieu à 10 h du matin, avec des écoliers en uniforme, brandissant des pancartes, à une heure où ils auraient dû être en classe, et non à manifester pour revendiquer leur droit universel à l'éducation. Imaginez le traumatisme psychologique et le trouble que cette situation va occasionner.
Voici quelques photos des manifestations prises par l'activiste koweïtien Nawaf El Hendal (avec sa permission) :
A l'école primaire, j'ai appris à lire et à écrire – en arabe comme en anglais -, à compter, à peindre et à jouer du piano; j'ai également appris nombre des compétences relationnelles de base qui me permettent aujourd'hui de me débrouiller dans ma vie d'adulte. Ce sont là des éléments qui, pour nombre d'entre nous, allaient sans doute de soi à l'époque mais en tant qu'adultes, impossible de sous-estimer le rôle qu'ils jouent dans la transformation d'individus en citoyens responsables et actifs. Nous ne pouvons pas non plus sous-estimer les conséquences inévitables qu'engendrera, pour plus de 1000 enfants, la privation de cette expérience essentielle. Ne pas savoir écrire une phrase est en soi une peine de prison.
Arrêtons de punir des enfants innocents et de leur faire payer le prix d'une politique mesquine. Les écoles sont censées être des endroits qui permettent à l'enfant de s'épanouir, d'être bien dans sa peau, de prendre conscience peu à peu de ses qualités uniques et de ses capacités sans bornes. Mais cette année, au Koweït, les écoles sont devenues des lieux qui refoulent les enfants bidoun. Il est temps de rectifier cette erreur transgénérationnelle en légiférant sur des politiques d'ouverture, et non sur de nouvelles méthodes de ségrégation.