Antidote à l'oppression montante en Turquie, le Musée virtuel des délits d'opinion de Şanar Yurdatapan

Sanar Yurdatapan présente son Musée des Délits d'opinion en Turquie. Capture d'écran de la vidéo de présentation produite par Antenna, l'organisme qui héberge ce projet en ligne.

Dans les turbulentes années 1970, Şanar Yurdatapan n'avait que sa musique et ses mots pour combattre l'oppression et la censure en Turquie. Son militantisme lui a coûté sa nationalité turque et l'a contraint à quitter son pays pendant plus de dix ans. Aujourd'hui le chanteur-compositeur est toujours à la pointe de la lutte pour la liberté d'expression en Turquie, de plus en plus menacée par la domination intérieure du Parti pour la justice et le développement (AKP) du Président Recep Tayyip Erdoğan.

Yurdatapan vient de passer la vitesse supérieure dans son combat — toujours fondamentalement pacifique — et l'a porté dans le monde virtuel, où il coordonne le tout nouveau Musée des Délits d'opinion (sur Twitter @dusuncesucumuze), une ressource en ligne disponible en turc et anglais.

Global Voices s'est entretenu avec Şanar pour en savoir plus sur ce projet créé il y a deux ans, qui vise à documenter toutes les violations commises par le pouvoir contre les activistes pro-démocratie en Turquie.

Global Voices (GV) : Şanar, vous êtes vous-même exilé et dépouillé de votre nationalité depuis un bon bout de temps. Le dernier en date de vos projets ne vous met-il pas à nouveau en danger ? 

Şanar Yurdatapan (SN) : C'est possible, mais pourquoi pas ? J'ai 73 ans et je ne risque que la prison. J'ai l'habitude. Et l'Etat sait parfaitement qu'il devra affronter un scandale international s'il me remet en prison. C'est un privilège, non ? Un tel privilège comporte une responsabilité. Si je ne peux courir le risque, qui le pourra ?

GV : Avez-vous déjà reçu des menaces ou des avertissements ? Si oui, comment les gérez-vous ?

SN : Pas encore. Le musée a un aspect enfantin, probablement du fait de sa structure de type bande dessinée, et n'a pas l'air de menacer l'ordre établi. Mais après le 1er avril 2015 –point de départ de la muséification de personnalités en raison de leurs déclarations stupides — et l'installation de leurs bustes dans le corridor principal — nous nous attendons à toutes sortes de rétorsions.

GV : Le site web est-il hébergé en Turquie ? Est-il accessible de là-bas ?

SN : Il n'est pas hébergé en Turquie. Nous n'avons pas de garantie qu'un hébergeur turc puisse résister à des demandes d'informations voire un arrêt des serveurs par la police. Le site est librement accessible en Turquie pour le moment. Mais après le 1er avril 2015, quand les bustes des dirigeants politiques commenceront à apparaître dans le corridor principal, je suis certain que [le site] sera interdit et prohibé. Ce n'est pas un problème. De nombreux groupes sociaux [en Turquie] savent accéder aux sites interdits par des proxies. Les jeunes ont appris quand YouTube et Facebook étaient interdits. Les hommes d'affaires ont appris quand Google était interdit et qu'ils ne pouvaient pas accéder à leurs documents professionnels dans le ‘cloud’.

Une promotion du musée virtuel sur la chaîne Youtube Channel de l’Initiative pour la Liberté d'Expression. Antenna, qui chapeaute le musée, est membre d’IFEX, un parapluie pour beaucoup d'artistes, journalistes, activistes et organisations des Droits humains de Turquie.

GV : Vous dites dans un des entretiens que votre but est de créer un réseau de projets similaires en France, Grèce, au Chili… avez-vous déjà commencé ? Avez-vous connaissance de projets similaires hors de Turquie ? (Il y en a un au Liban qui s'appelle le “Musée virtuel de la Censure)

SN : Lors de la dernière assemblée générale d'IFEX (Echange International de la Liberté d'Expression, l'organisation internationale parapluie qui couvre les organisations similaires à travers le monde, au Liban la Fondation Mahabat) qui s'est tenue à Phnom Penh au Cambodge, j'ai eu l'opportunité de parler aux autres participants [du projet] et les réactions ont été très positives. Nous avons tenu notre promesse, et déclaré que ce musée est ‘à code ouvert’ c'est-à-dire que nous sommes prêts à envoyer les codes de programme du musée à toute organisation souhaitant créer son propre musée. Pour le moment avons reçu une seule réponse, de la Media Foundation of West Africa — basée au Ghana. Nous savons que le plus important n'est pas d'ouvrir des musées similaires, mais comment garder vivante [l'idée] : sa durabilité.

La section du Musée virtuel turc dédiée à ceux qui ont perdu la vie, assassinés ou sous la torture ou de toute autre manière, en essayant de faire de la Turquie un pays démocratique. Capture d'écran du site web du Musée Virtuel

SN : L'Initiative pour la Liberté d'expression (créée le 23 janvier 1995) a maintenant presque vingt ans. Depuis 2000, nous publions un annuaire, ce qui nous donne une bonne archive pour aider au projet de musée.

GV : Le projet est-il ouvert au crowd-sourcing ? 

SN : Il est ouvert à la contribution publique. Quiconque possède des documents/preuves/témoignages sur les violations de la liberté d'expression peut les proposer pour prendre place dans lemusée. Pour éviter de probables conflits, nous avons un ‘comité éditorial’ composé de sept personnalités respectées de groupes sociaux variés qui décide quelles nouvelles contributions peuvent prendre place dans le musée.

GV : Vous dites aussi que “toutes les opinions peuvent s'exprimer librement sauf si elles incitent à la discrimination” : pouvez-vous donner un exemple, avez-vous déjà censuré un texte ?

SN : Non, je suis fier de pouvoir dire que ça ne nous est pas encore arrivé. Mais si un tel problème devait apparaître (la frontière entre liberté d'expression et insulte est très mince), nous avons un autre comité, composé d'avocats éminents (le comité juridique) pour décider de l'admission ou non de ce document dans le musée.

GV : Le site est interactif mais peut-on trouver une liste complète avec des catégories si on veut un accès rapide à l'information, ou les visiteurs doivent-ils parcourir toutes les sections ?

SN : Nous avons des plans du musée, que vous trouverez gratuitement au comptoir du guide, dans le hall d'entrée.

GV : Les événements en Syrie ont-ils des effets sur l'état de la censure dans votre pays ?

SN : Oui, dans une certaine mesure. Des interdictions ont été prononcées pour empêcher la circulation des informations concernant le soutien secret de l'Etat turc aux forces d'opposition en Syrie. Mais elles ont échoué.

GV : Le projet a-t-il changé d'orientation depuis ses débuts ? Quelles ont été les réactions et comment voyez-vous l'avenir ?

SN : Nous ne pouvons pas encore faire largement connaître le musée, faute d'avoir complètement résolu les problèmes techniques et administratifs du musée, mais le principal a été fait. Pour célébrer le 20ème anniversaire [de l'Initiative pour la Liberté d'Expression] nous mettons sur pied à l'Université Bilgi d'Istanbul un forum d'une demi-journée pour débattre des 20 dernières années en Turquie. A l'issue de cet événement (qui aura lieu pendant le deuxième week-end de février) nous ferons une brève présentation du musée au public. 

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