La Russie et sa politique pour Internet : l'arsenal législatif de la censure

Aujourd'hui, la Toile mondiale, moyen décentralisé, puissant et efficace de communication entre les habitants de la planète, apparaît comme l'incarnation directe de la liberté d'expression – et l'instrument idéal pour concrétiser ce droit. En même temps, les gouvernements de plusieurs pays, poursuivant des objectifs qui leur sont propres, portent atteinte à ce droit inaliénable en prenant des décisions politiques qui ont un impact sur l'Internet. Dans la Fédération de Russie dont je suis citoyen, l'emprise des forces politiques sur l'Internet devient un problème de plus en plus crucial, en liaison avec l'activité d'organismes tels que la Ligue pour un Internet sécurisé, le Roskomnadzor et l'Union russe des ayants droit.

L'exemple le plus parlant de l'action de ces organismes est peut-être la loi fédérale №139 de 2012. Cette loi a été élaborée par la Ligue pour un Internet sécurisé et est appliquée avec le concours du Rozkomnadzor.

Parmi ses dispositions figure la création d'un Registre unique des sites interdits qui doit comporter les adresses des sites et des pages Web dont les contenus seraient de nature à nuire à la santé et au développement des enfants. Le problème de ce registre, c'est que les sites qu'il préconise de bloquer deviennent inaccessibles pour tous les internautes russes sans distinction d'âge, et que les insuffisances des techniques de blocage des pages Web provoquent le plus souvent le blocage du site tout entier. Par exemple, sur l'Internet russe se sont vus bloqués le site Wikipédia, le service Web pour les développeurs informatiques GitHub, des hébergeurs de vidéos comme Youtube et Viméo ou encore l'encyclopédie en ligne SportsWiki. La loi en question contrevient au droit du citoyen russe à rechercher et obtenir l'information, droit inscrit dans l'article 29 de la Constitution russe.

La loi 97, adoptée en mai 2014, représente une étape supplémentaire dans l'instauration d'un régime de censure sur le segment russe de la Toile internationale. Cette loi, appelée “loi des blogueurs” par les internautes, oblige ceux-ci à s'inscrire auprès du Rozkomnadzor, et les considère comme éditeurs de sites ou de pages Web dès lors que le nombre de vues quotidiennes dépasse 3.000. Pour bien comprendre le problème, il faut souligner que sous le terme flou de “blogueur” se trouvent regroupées les personnes tant juridiques que physiques dont les sites ont cette audience. Mais le problème principal réside dans l'obligation légale faite aux blogueurs d'indiquer sur leurs sites ou sur leur page Internet leur nom de famille et leurs initiales, ainsi que leur adresse électronique, ce qui contrevient directement à leur droit à la vie priée et à l'anonymat en ligne. Le plus notable, c'est que la loi ne fait que prévoir les obligations des blogueurs et les sanctions en cas de manquement (qui peuvent aller jusqu'à des peines pénales), sans jamais faire mention de leurs droits. Enfin, la sélectivité dont elle fait preuve envers les blogs qui ont été bloqués conformément à ses prescriptions évoque clairement un sous-texte politique à cette loi.

Autre décision que l'on peut qualifier de politique dans le domaine de l'Internet russe, la loi №187, qui fixe les conditions juridiques d'obtention d'une licence quant au contenu des sites, dénommée “antipiratage” par les médias.

Initialement, cette loi prévoyait le blocage des sites à contenu informationnel illicite à la demande des ayants droit, mais suite à une protestation massive des internautes russes – une pétition contre cette nouvelle loi “antipiratage” a récueilli 100.000 signatures – et des représentants de Yandex, Rambler, Mail.Ru, son action a été limitée à la production vidéo. Malgré cela, les députés de la Douma d'Etat ont poursuivi leur examen d'autres variantes de la loi “antipiratage”, ce qui a mené le 24 novembre 2014 à l'adoption de la loi №364. Celle-ci entrera en vigueur le 1er mai 22015, et ses principales innovations consistent à étendre son domaine d'action à tous les secteurs de l'information, photographie exceptée, et à introduire la possibilité de bloquer une ressource Internet sans limite de temps sur demande de deux ayants droit, et de bloquer un site via son adresse IP. L'introduction de ces mesures menace le segment russe de la Toile mondiale, car les technologies Internet rendent possible que différents sites soient hébergés à une même adresse IP ; le blocage de ressources pirates peut donc provoquer celui de sites parfaitement autorisés, exempts de tout contenu illicite. Le caractère non limité dans le temps de ce blocage porte une autre menace : il représenterait eu égard aux droits exclusifs une mesure pour le moins sévère et incohérente, surtout rapportée aux risques très élevés de bloquer des sites licites. La loi “antipiratage” est donc une loi extrêmement répressive, à l'utilité et à l'efficacité peu prouvées, et éventuellement nuisible pour les internautes, les ressources internet et les ayants droit eux-mêmes.

A côté des lois fédérales déjà adoptées qui limitent le droit des Russes à accéder librement à l'information, la Russie planifie dans un futur proche une série de mesures politiques de nature, selon moi, à favoriser l'extension de la censure. La principale pourrait être l'adoption, à l'initiative de la Ligue pour un Internet sécurisé, du filtrage obligatoire de tous les contenus au niveau du fournisseur d'accès. Ce qui veut dire que toutes les pages requises par des internautes russes seraient vérifiées en temps réel quant à leur teneur en contenu illicite. Une telle mesure ralentirait de façon catastrophique la connexion à Internet, les frais d'installation d'un logiciel de filtrage se monteraient pour les fournisseurs à des milliards de dollars, et l'emploi comme filtres de ces “listes blanches” que les législateurs russes proposent d'instituer pourrait signifier un accès limité aux ressources inscrites sur ces listes, ce qui mènerait de fait à l'instauration d'une censure en Russie. La Ligue pour un Internet sécurisé examine également un projet pour déconnecter de la Toile mondiale les établissements d'enseignement et créer des portails d'éducation spécialisés, ce qui contrevient là aussi à la Constitution russe.

De son côté, l'Union russe des ayants droit travaille à un projet propre : ses représentants veulent concevoir une licence globale qui sera détenue par les fournisseurs d'accès: ceux-ci devront s'acquitter d'une taxe financière au profit des ayants droit. Les internautes bénéficieraient dans ce cas d'un accès illimité au contenu pour lequel le propriétaire aurait fourni une licence globale à l'opérateur. Ce qui aurait un impact négatif sur les fournisseurs d'accès en cas de non-accord avec les ayants droit, et provoquerait une augmentation non justifiée économiquement du prix à payer pour utiliser les services Internet.

Tout ceci montre que ces dernières années on observe en Russie une nette tendance à limiter, sous le prétexte largement exagéré de la protection des enfants, l'accès à l'information sur Internet pour tous les internautes. Cette tendance s'exprime via l'adoption de lois politiques sur l'Internet, élaborées par des organisations non commerciales et votées par des organes du pouvoir fédéral mais qui, de par leur caractère administratif et l'absence de concertation avec la communauté russe des internautes, s'avèrent sans cohérence ni correspondance avec les réalités contemporaines. Espérons que cet article en particulier et le projet Global Voices 2015 en général aideront le pays à bâtir un dialogue constructif avec les internautes et à prendre dans le futur les bonnes décisions politiques au sujet d'Internet.

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