L'application Grindr au Kremlin, ou les gays et l'Internet dans la Russie de Poutine

Images mixed by Tetyana Lokot.

Collage réalisé par Tatiana Lokot

En décembre dernier, Vladimir Poutine défendait maladroitement face à un parterre de militants des droits de l'homme son décret tristement célèbre interdisant la “propagande” homosexuelle en Russie. Reconnaissant une atteinte aux droits de l'homme, il arguait que cette loi s'inscrivait dans le “choix stratégique” de la Russie de défendre les couples traditionnels, et qu'une “approche équilibrée” – quand les gens ne “se gênent” pas et ne “s'excluent” pas les uns les autres – était ce qui convenait le mieux au pays.

Si “équilibrée” que se veuille la politique de Poutine et du Kremlin, elle a initié une vague de mesures anti-LGBT en Russie. Les discriminations et les comportements haineux envers la communauté LGBT ont augmenté suite à l'adoption de la loi de 2013, que les militants des droits de l'homme accusent de formulations délibérément “vagues et imprécises” et d'”atteintes à la liberté d'expression”. Une recherche Internet montrera que la communauté LGBT est représentée en ligne, et en forte augmentation, mais pas forcément à visage découvert, car la Toile est vite devenue le terrain favori du Kremlin et des lobbies conservateurs pour agresser la communauté homosexuelle.

Les débuts et les acquis

La légalisation de l'homosexualité et l'apparition d'Internet ont favorisé la reconnaissance des gays et le boom des réseaux sociaux en Russie. Les sites web de dialogue entre gays ont représenté pour eux un moyen de s'intégrer, car ils y étaient relativement libérés de l'obligation de s'identifier, comme de la menace des insultes homophobes.

Il existe aujourd'hui une grande variété de sites de rencontre LGBT : russes ou étrangers, ils sont largement utilisés par les membres de la communauté. Si des groupes de Moscou ou Saint-Pétersbourg bénéficient d'espaces sécurisés, dans des villes plus petites ou plus conservatrices l'Internet reste le seul lien avec la vaste communauté LGBT. Même si certains Russes trouvent que ces sites de rencontre ne valent pas d'y consacrer du temps et des efforts, ils restent populaires en Russie. Certains, tel qguys.ru, comptent environ 300 000 profils actifs.

Populaires aussi, les applications de rencontre comme Grindr, malgré quelques failles en matière de confidentialité. Ainsi, en 2014, la fonction de localisation de l'application Grindr a révélé sa vulnérabilité, quand un blogueur a communiqué [en anglais] la localisation de plusieurs utilisateurs, parmi lesquels plusieurs profils Grindr actifs [en anglais] dans l'enceinte même du Kremlin.

Grindr in the Kremlin, where several active profiles were spotted by a concerned activist. Image from http://americablog.com/.

Grindr au Kremlin, où plusieurs profils actifs ont été localisés par un militant. Photo du site http://americablog.com/ [en anglais].

Encore plus positive, la tentative de créer des réseaux sociaux pour le soutien en ligne des LGBT mineurs. La plus célèbre est Diety-404 [Enfants-404] : 404 étant le code d'erreur d'une  URL inactive ou inexistante, c'est un jeu de mots sur la position du gouvernement envers les adolescents LGBT, qu'il traite comme des “invisibles”. Le groupe publie des témoignages poignants et magnifiques de ces adolescents à l'orientation sexuelle non traditionnelle, qui se battent pour trouver leur identité au sein d'un entourage hostile. C'est en dehors des groupes officiels que certains de ces jeunes trouvent un soutien, dans la culture de leur âge. On sait que le milieu de la musique alternative en Russie est tolérant envers les mineurs LGBT, et d'autres jeunes ont trouvé un soutien dans le monde de l'anime [culture de l'animation et du manga japonais] [en anglais].

Les défis et les dangers

Si le net en langue russe a permis de “booster” les soutiens sociétaux, il est aussi devenu l'instrument de toutes sortes de crimes violents et de plus en plus nombreux à l'encontre des homosexuels. Comme le montre la BBC, Human Rights Watch [liens en anglais] et “Enfants-404″, des sortes de milices populaires se servent de pages web de personnes de leur connaissance pour, sous prétexte de rencontre, placer des homosexuels – presque toujours des hommes – dans une situation qui va mettre leur vie en danger. Une fois en tête à tête, les membres de ces milices s'en prennent en paroles et physiquement à leurs victimes (et dans les cas extrêmes les tuent) [en anglais] puis mettent en ligne les vidéos de leurs agissements sur les sites et réseaux sociaux anti-LGBT. Bien que quelques-uns de ces groupes aient été supprimés ou bannis [des réseaux sociaux], certains comptent jusqu'à 170 000 membres, et leurs vidéos récoltent des dizaines de milliers de vues.

Si la violence et le harcèlement à l'égard des homosexuels ne sont pas des nouveautés en Russie, leur stigmatisation par ces milices populaires est le produit direct de la récente interdiction russe de la propagande homosexuelle. Cette loi qui interdit “la propagande des liens non traditionnels entre mineurs” amalgame tellement homosexualité et pédophilie que la plupart des Russes détestent les groupes qui la défendent. Le plus important de ces groupes est “Occupy Pedophily”, dont les membres utilisent indifféremment les mots “pédophilie” et “homosexualité” et se vantent de défendre la jeunesse russe contre les pédophiles par des agressions homophobes. Enfin, le fait que le texte de la loi ne différencie pas clairement manifestations privées et publiques de la sexualité a permis à ces milices populaires d'utiliser à leurs fins des données personnelles de membres de la communauté LGBT russe.

La pression causée par la loi russe n'a fait que compliquer le problème, en fermant les yeux sur les cas de passages à tabac et de violences qui ont été rapportés. Comme le rapporte Human Rights Watch, la police russe estime que ces passages à tabac sont justifiés dès lors que les victimes ont exprimé publiquement leur orientation homosexuelle. Quant aux agresseurs, ils peuvent arguer à leur tour que la victime s'est présentée comme homosexuelle ou les a dragués, ce qui justifie pour eux la légitime défense. Résultat, l'immense majorité des crimes de haine contre les mineurs LGBT restent impunis. Il est pratiquement impossible de dresser des statistiques fiables des violences subies par les groupes et les personnes LGBT.

Malgré les centaines de vidéos montrant ces violences à l'encontre des homosexuels, certains législateurs russes continuent à les nier. Vitali Milonov, auteur du projet de loi de Saint-Pétersbourg sur la question LGBT, qui a servi de précédent pour la législation russe, considère [en anglais], que ces vidéos véhiculent une “information mensongère”, et que tous les gays sont des violeurs-“pédophiles” qui se rendent coupables en Russie de “beaucoup plus de violence” que les hétérosexuels.

Outre la violence explicite de ces milices populaires, Internet est devenu un instrument qui cible de plus en plus les sources de revenus des homosexuels ou des sympathisants qui les éduquent ou travaillent à leurs côtés. Les militants anti-LGBT commencent souvent par identifier les internautes homosexuels et leurs amis à l'aide de leurs photos publiées en ligne et de leurs profils sur les réseaux sociaux. Ces photos et leurs informations personnelles sont utilisées dans des campagnes de diffamation en ligne pour pousser les parents à menacer leur employeur de porter plainte. Cette tactique est pratiquée par des groupes en ligne dont le plus remarquable s'appelle “Parents de Russie”. Sous couvert de défendre leurs enfants, ils se donnent ouvertement pour but d'écarter tous les enseignants appartenant à la communauté LGBT ainsi que leurs sympathisants. A l'heure actuelle, leur tactique a prouvé son efficacité. Timour Issaïev, le leader de ces “Parents de Russie”, reconnaissait il y a peu que 29 enseignants avaient été renvoyés suite à сes campagnes de diffamation. Pour les enseignants russes, cela signifie que toute relation avec les droits des gays (peu importe qu'ils soient ou non gays eux-mêmes, ou qu'ils aient pris position de manière privée) est un motif possible de licenciement

Non seulement le gouvernement russe ferme les yeux sur ces pratiques, mais en plus il cible lui-même des associations LGBT sur Internet. L'association mentionnée plus haut, “Enfants-404″ a fait l'objet d'un acte d'accusation officiel [en anglais] et d'un jugement pour violation de la loi interdisant la propagande homosexuelle à l'usage des adolescents LGBT. Bien que que les représentants légaux de l'association n'aient pu, pour raisons médicales, se rendre aux délibérations, le tribunal a refusé de reporter l'audience, et l'association va sans doute devoir cesser son activité. Autre cas, celui de 75 000 utilisateurs d'une application de rencontre pendant les JO de Sotchi , qui ont été bloqués par des hackers et avertis [en anglais], qu'ils contrevenaient à la loi russe et risquaient d'être arrêtés.

De sombres perspectives

Même si Poutine et le Kremlin semblent satisfaits de leur approche “équilibrée” de l'homosexualité, l'entrée en vigueur de ces normes juridiques coercitives et leur application inflexible ouvrent la voie à la discrimination et à la haine. L'Internet aurait pu constituer un espace protégé pour la communauté LGBT russe, mais le Kremlin a libéré une vague de haine qui a atteint le coeur même de son existence en ligne. Même s'il restera sans doute des zones sécures dans les grandes villes russes, l'homophobie qui perdure et le contrôle de l'internet par le gouvernement représentent une menace croissante pour la Toile mondiale, l'un des moyens de communication principaux de la communauté LGBT et l'un des rares espaces de liberté d'expression qui restent.

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